au pressoir

Elles plantent leurs pieds dans le raisin frais. Ça explose comme des bulles de savon. C’est fou comme ces grains juteux, pleins de sève et de sucre, cèdent aussi facilement à chaque pas planté. Elles plantent leurs pieds dans le raisin frais, ça pétille comme un champagne au ventre, elles se regardent d’un œil rieur et la première donne le ton.

– Z’a…

Et les suivantes chantent ensuite, l’histoire d’un jeune homme qui a perdu la trace de sa belle aimée, etc., bref, une histoire à dormir debout mais qui marche à tous les coups.

La chanson imprime aux corps sa marche funèbre. Le pas presseur de raisin ne se presse pas lui-même, on dirait que l’on veille un mort à venir. Le jeune homme se lamente avant d’avoir cherché sa belle – à croire que la conquête est obsolète. Le pas des femmes s’enfonce dans un raisin épuisé d’être si vite arraché. Mi-septembre. Oui, c’est sûr, l’ouverture de la chasse aux vendanges est ouverte, il ne reste plus qu’à compter les pépins. Les pas s’enfoncent et les femmes manquent à chaque fois de perdre l’équilibre. Le jeune homme relève la tête et décide de ne pas se laisser abattre, il reprend ses armes et son armure, les femmes se regardent avec la connivence des chenapans. Les pas se font plus amples, les genoux s’élèvent et les cuisses battent le gras du ventre. Autour d’elles, le raisin vomit un sang au parfum entêtant. La promesse de l’ivresse les plonge dans l’euphorie. Elles se mettent à rire, et ce rire torture le chant déjà bien éraflé. Le jeune homme tout armuré s’enfonce dans la forêt pour retrouver sa belle. Au détour d’un arbre pluri-centenaire il entend des chants criés comme un hymne guerrier ou la plainte d’un chat supplicié. Les pieds tapent au sol, au jus, à ces peaux qui se décomposent et dégagent une amertume intolérable, les pieds tapent et racontent l’histoire de ce jeune homme qui ignora les cris des suppliciés, le crissement des lames qu’on enfonce dans la poitrine des femmes pleines de lait.

Elles écrasent le raisin comme pour venger leurs aïeules. À chaque pas c’est l’égoïsme d’un chevalier qui explose dans son propre sang. Les femmes transpirent leur effort contre l’histoire et ses blessures. A l’autre bout du monde, des vaches laitières vieillissantes maudissent la main qui les égorge. Leurs cris sont étouffés par les murs de béton tapissés de carrelage blanc. Le chevalier tire son épée contre le sphinx aux yeux de basilic. Le râle de la bête s’accompagne d’une rafale de vent, d’une colonne de feu et de la disparition du soleil en plein jour. On apporte aux travailleuses des plateaux couverts de viande rouge fraîchement débitée. A mains nues, elles prennent ces offrandes et déchiquètent les chairs, le sang coule au coin des lèvres, dans le cou, le long des seins, du ventre, le sang se mêle au sang du vin, les pieds battent le raisin dans un vacarme enivrant, la terre tremble sous les pas des soldats en marche, la guerre se balade au bout d’un fusil, le sphinx maudit la princesse et celui qui l’a sauvée, le lait et le sang coulent des poitrines tailladées, le sperme et le sang coulent dans les tranchées, le raisin et le sang s’échappent du pressoir, l’automne voit les derniers fruits du soleil pourrir dans le déluge lorsque le dernier couplet du chant expire.