incipit vita nova

« autobiographie baroque »

[paru dans L’orgueil séditieux d’avoir osé vivre, éditions aubépine, 1988]

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S’il y avait encore eu des gens qui ne savaient pas leur âge, peut-être qu’il les aurait enviés : les vieillards qui ne le savaient plus, les enfants qui, autrefois, quand on le leur demandait, répondaient : « Ma mère dit que j’ai six ans. »

La plus vieille centrale nucléaire était plus jeune que lui. B. Villari était né peu avant la confession des crimes de Staline, à quelque temps de l’époque où le président Harry Truman confie à son bloc-notes personnel : « Nous détruirons tous les ports et toutes les villes pour atteindre nos buts pacifiques. Cela signifie la guerre complète. »

À ce compte, il relevait du monde des adultes. Des gens nés la même année que lui étaient garagistes ou agriculteurs, cadres, policiers, garçons de café ou journalistes. Une femme, une Allemande, jouissait d’une forte réputation dans le monde du spectacle. Il se montrait aimable avec diverses autres.

Quelques années auparavant, – je date cela du moment où j’écris, – il avait été diversement question de nombre de choses. La révolution était, alors, dans le vif du sujet. Ce n’étaient plus des idées que l’on portait en soi, c’étaient des événements. On était à deux doigts d’une grève sauvage massive, d’une insurrection du désir ; on se souciait peu de connaître ce que sont, appliqués au temps, deux doigts, ni si l’on parlait des doigts d’une même main, ou de demain.

Mais « ici, maintenant » avait cessé, comme le signifie l’anglais nowhere, de se traduire par « nulle part ». On retrouvait une marée dans les affaires humaines. Faute d’en suivre le flux inconstant, – désespérant ses éclusiers patentés, issus du grand protozoaire bolchevik, – tout le voyage de la vie irait s’échouer dans les bas-fonds et les misères.

Les plus flivoreuses léthargies connaissaient de soudaines convulsions, des réveils angoissés par la tentation de l’aube. Tout à coup, leurs rêves se succédaient dans un autre sens. Le Portugal avait, en quelques mois, cessé d’être le même. Puis, quand des promesses sans joie y eurent baillé leur temps, État, société, tout fut rétabli.

La révolution était apparue comme une affaire qui tourne ? Fort bien : elle avait tourné.

Était-ce si simple ? Plutôt, on avait largement passé au large de la révolution rouge, – comme de la vie servie, – celle qu’annonçait un Eugène Pottier ; on cinglait à présent vers la révolution noire, par exemple celle de Rimbaud, ou de Darien. On en respirait parfois un souffle lointain, et l’on croyait retrouver celui d’une île ou d’un moulin à vent, dont le souvenir n’évoquait plus la forme qu’à grand-peine.

On avait, paraît-il, touché terre ; et déjà, l’air manquait. On fut encouragé à investir, fonder une colonie, incité à y organiser tout son petit monde. L’artifice garantissait le toc. Une dévotion « futuriste » pour la vitesse, habilitant le vite-fait, soudait tout l’ensemble. Mais il fallait surveiller l’enthousiasme, et surtout prendre garde à ses rêves : le désir chimérique de changer le monde, on s’en apercevait à présent, ne se fondait que sur lui-même; et ne pouvait, s’il aboutissait, qu’empirer démesurément le cauchemar qui hantait ces existences de somnambules.

Un œil neuf, éperdu de confiance et de sollicitude, se portait sur toutes choses, reconsidérant par-ci, ravalant par-là, donnant raison à tout, ou presque tout. Cependant, un Jaruzelski cataleptique cédait au pape une cuirasse des hussards contre un saint Jean-Baptiste de l’école de Ferrare, et le masque de Khomeiny se réfléchissait en celui de Walesa. Le temps des aveux, qui ne concevait point d’énoncer autre chose, et y faisait tenir toute la volupté du monde, – ce temps-là était terminé. La vie allait son train, enjambant parfois un cadavre en travers de sa route. C’était, vers les sanctuaires, le reflux de peuples entiers. Le pouvoir passait de mains en mains, les salissant davantage l’une après l’autre.

C’étaient, en France, le ridicule impudent de jobards qui s’entêtaient à appeler le « 10 mai 1981 » une fin d’ancien régime ; et le ridicule concurrent de gougnafiers qui persistaient à nommer « président » le vaincu de cette journée, – comme d’autres, au péril de leur vie, ceux-là, avaient continué à dire « le Roi » après le 10 août 1792.

Mieux, on apprenait que Jules Moch, sujet à de fréquentes crises d’amnésie, avait disparu de son domicile ; Giscard d’Estaing révélait qu’il avait voulu faire de la France, à l’abri des Mongols, quelque chose comme la Chine des Song, et qu’il se contenterait pour l’heure de tenir, en Europe, un rôle semblable à celui qu’y joua l’Arétin. L’Agence juive rejetait la candidature à l’immigration, – présentée par un plaisant mystificateur, d’un vieillard indigent du nom de Moïse, marié à une Noire et résidant en Egypte. À propos du phénomène criminel, le président Ronald Reagan déclarait, devant un congrès de policiers : « Je connais le problème. J’ai joué à la télévision le rôle d’un sheriff qui croyait pouvoir s’en sortir sans revolver. J’étais mort en vingt-sept minutes. » Une publicité racolait des engagements pour la Marine britannique : « La Royal Navy vous met dans le bain », lisait-on dans le Daily Mail ; « nous ne vous demandons que de savoir nager ». Le même jour, le destroyer Sheffield était coulé au large des îles Falkland, et trente marins périssaient dans ce naufrage.

 

Le « Centre du Christ libérateur » organisait un dîner-débat pour les sado-masochistes. En boîtes métalliques, l’«air de Paris» n’avait plus à être étiqueté fragile. On faisait de l`argent avec des choses qu’on n’eût guère songé, dix ans plus tôt, a faire servir à telle fin. C”est toujours les autres qui meurent… « Suicide mode d’emploi », ce titre évoquait l’« Agence générale du suicide » de Rigaut, qui en fut l’administrateur et le client assidu, – ou le « Découpez suivant le pointillé » du bagne, si ce n’est que le réprouvé d’alors le faisait tracer à même son propre cou !

Et l’arrière-garde humaniste et religieuse disputait, à la liberté du commerce, le terrain vague du suicidé, le prix du sang, la maison du pendu ! On votait en plein Sénat une loi « tendant à réprimer l’incitation au suicide » : les paris s’engageaient sur la survie de Hamlet.

Les amateurs pourraient toujours se rabattre, à défaut, sur La Passion de créer. Il s’agissait des mémoires de Paul Ricard, président et propriétaire de la société Paul Ricard. « Le jouisseur est un incapable qui ne trouve de plaisir que dans la critique ou dans l’obstruction». Ainsi pensait l’empereur de l’anisette…

What about whisky, then ? Royal Burgh of Campbelltown, île d’Islay, Talisker de Carbost of Skye, Cline Lish de Brora… Passage de la Duée, la barmaid ne concevait pas que l’on fît l’amour autrement qu’en écoutant Tannhäuser. Celle du petit bar de la «Sardine Bleue», passage des Saint-Simoniens, était de Bomarzo. Elle fredonnait : « Quando muoio io non voglio prete, Viva Giordano Bruno, Garibaldi e Campanella ! La terra a chi lavora, la casa a chi l’abita, il tempo ai filosofi ! »

Per adventure : comme de sentir monter un orage, mais serait-on à temps là quand il éclaterait, tropical, magnétique ? Perhaps not: le temps orageux faisait, dans les conduits, monter des odeurs âcres, fortes, rances, éclatantes. At once ! Instant décisif où peut-être se jouait l’oubli du lendemain.

Demain, pensait V. en règle générale des lendemains, demain serait embué d’ une mémoire funeste, d’une arrière-pensée plus venimeuse que le déboire ; plutôt une honte confuse, familière à tout « travailleur social » qui, à un pot outrancier de fin de stage, a marqué un penchant excessif pour la vodka-orange, voire le martini-gin.

La hargne collerait au corps, l’abrutissement monterait, ça japperait, abattement, impatience, dents agacées. Tout serait indiscret, d’une présence embarrassante et nerveuse ; veilleur immobile, on donnerait de l’ombre sur les murs.

Il n’avait pas connu, rue Grand-Soulavie, le jour, ou ne l’avait considéré qu’en vertu des fonctions du vin, et de la nuit ; et du vent, où d’autres lançaient leurs fétus. Tout ne se confond-il pas ? Moi tout le premier ! Hé mais…

« Nothing to drink but lots of wine, and talking politics », reconnut la maid, tandis que le juke-box jouait The Maid and the palmer, par Steeleye Span. Elle était grasse, mince, belle, bien d’autres choses encore. Elle pouvait nuire beaucoup, beaucoup aider aussi.

Les bouteilles de « Muscadet Sèvre et Maine » (mis en bouteille par les chais réunis à F. 94320, sélection Félix Potin) s’agrémentaient d’une histoire détaillée et d’une description enivrante de ce que la bouteille ne contenait guère.

 

Le Bulletin des paroisses de la brousse montrait décidément, envers le pécheur, davantage de longanimité que la Grâce actuelle, dont il attirait les lecteurs. Se fondant apparemment sur la casuistique qui veut que tout ce contre quoi l’Église n’a point explicitement prononcé puisse être absous, sa livraison de cet été ne conservait de véhémence qu’à l’égard des sept péchés irrémissibles du jour, dont le bulletin paroissial dressait la liste : seuls les porteurs de vestes afghanes, de faux cils, de drapeaux rouges et de chaussures dites « clarks », les pratiquants au poing levé, les fervents de l’auto-stop et les suppôts de Wilhelm Reich demeuraient exclus de la maison du Seigneur ; contre ceux-ci, en revanche, l’anathème était peut-être plus rigoureux que jamais !

 

On annonçait une traduction nouvelle des Œuvres de Kafka. L’erreur de Vialatte, qui avait traduit Le Procès en son dialecte d’écrivain, ne serait point renouvelée : la langue choisie avait été celle des années quatre-vingt de ce siècle, ou plutôt – comme il semblait falloir le préciser – celle du cinéma muet américain des années vingt, dont on apprenait sur Kafka la décisive influence.

« Bien que nos renseignements soient faux, nous ne les garantissons pas. » Pour cette unique phrase d’Erik Satie, V. donnait volontiers dix années du quotidien qu’il avait étalé devant lui : soumis à toutes les lois, hors celles de la langue française, imprimé avec des souliers à clous, sur du papier de récupération, – une fois condamné pour provocation à la haine raciale, – il justifiait son gros tirage. S’il fallait, tout bien considéré, un beau matin, « prendre le journal », autant valait la Quotidienne que Licitation, le respect du « Menteurs, soyez précis » que celui du « mentir vrai » !

 

Tout périclitait; du moins, pas lui ! il succombait plutôt, croyait-il, à de grandes poussées fiévreuses, à des impulsions, – auxquelles il se reconnaissait, – qui défaisaient hâtivement sa destinée. Il sentait alors une propension de ses rêves l’entraîner vers les impasses salpêtreuses des quais, comme murées par un clapotis louche. Certain sujet lui était de trop peu de prix pour qu’il en eût soin ; il pouvait s’agir de lui-même : peu lui importait. Au vrai, il se serait méjugé de veiller à le préserver.

Ces antithèses d’enthousiasmes, qui pouvaient, s’il s’y entêtait, tourner à la manie, duraient en fait ce que dure un engouement. Il en sortait ruisselant de maximes de morale, – à la Chamfort, pensait Villari non sans puéril orgueil, – souvent contradictoires. Celui qui lui aurait dit, alors, qu’il n’était que de l’observer pour voir dans quel état elles l’avaient mis, l’aurait indûment blessé : il était plutôt en train de se demander laquelle, au moment nécessaire, eût le mieux convenu ; laquelle aurait pu conjurer l’approche de ce moment.

S’il se haïssait parfois lui-même, si enfin, au mépris de l’usage, il n’hésitait pas à le laisser voir, du moins veillait-il jalousement sur ce que – comme le rapporte Herbart de ses conversations avec Dabit – il appelait « son reste ». Il convenait à la préservation de ce rêve, par exemple, que le mot « ringard » désignât exclusivement une sorte de tisonnier, et qu’un état de misère sans consistance fût nommé « flivoreux », parce qu’Henri Parisot avait eu recours à cette combinaison de « malheureux » et de « frivole » pour traduire le jabberwockyen mimsy.

Villari avait banni certaines expressions de son vocabulaire. Il s’interdisait le pronom « ça », appliqué au sujet d’une action. Il ne disait pas : « ça alors c’est un livre qui a de la valeur », mais : « j’ai bien aimé ce livre ». Il n’aurait pas toléré que se portât sur lui un « investissement affectif » ; ou alors, il se serait plu à comprendre qu’on se préparait à faire son siège. Il n’aimait pas le terme de « gestion », ni celui d’« économie » appliqués aux affaires courantes de la vie ; ni celui de « travail » affublant une activité autre que de prestation sociale ; ni la réalité sociale du travail-prestation.

Il avait raffiné à l’extrême sa sensibilité, – avec l’arrière-pensée de l’émousser, la jugeant déjà vive, – jusqu’à « estimer au pèse-nerfs le poids de chaque contrainte » : « cela suffit pour acculer l’individu le plus solide à un sentiment unique et envahissant, celui d’une impuissance totale (Vaneigem) ». V. n’en convenait guère : il conservait le sentiment, en s’affinant ainsi, de s`armer, et il lui semblait que les chansons de guetteur dussent avoir pour elles un lyrisme strident.

Il y avait eu un moment de sa vie où il proférait des lapsus insensés, et où nul ne pouvait le persuader de les avoir commis. Cétait une époque où il croyait ne pas s’aimer soi-même.

À coup sûr la dessinatrice n’était pas princesse de Sogdiane, mais elle pouvait être née en Samogitie et, avec de la chance, s’appeler Irma Farnum-Forenberg. Ses partenaires de la place du Tertre ayant réussi à imposer l’épreuve de leur art à trois Allemands qui déambulaient avec B. V. elle le lui proposa de même : « Non, ce serait trop facile », répondit-il. La riposte fut remarquable : « Vous n’êtes pas si simple ». Conquis, il prit la pose. Leur ouvrage fini, les portraitistes réclamèrent des prix exorbitants, inattendus. Ni lui, ni ses compagnons n’avaient suffisamment d’argent pour payer la tête qu’on venait de leur faire. Il repéra à grand-peine une succursale de sa banque de dépôt, et la trouva fermée. À son retour, marché avait été conclu, au tiers de la somme initiale. Quand Villari avait vu le dessin fini, il s’en était déclaré content, mais non du modèle. Plus exactement, il avait dit : « … mais moins du sujet. »

Il ambitionnait une passion maîtresse, qui fît pivoter les actes de sa vie, briller son cristal noir. Mais son objet, – être autre, – déviait de sa quête, qui le portait alors, perplexe, vers les autres. Il s’y résolvait mal à l’audace : il n’allait pas, tout de même, élever la voix !

La corde, qui se laissait plus durement pressentir à chaque idée de voile, il n’était pas si décharné du cou qu’il ne pût la sentir. Mais insensiblement le spleen, la rongeuse acédie retouchaient en lui le schibboleth où il aspirait à naître, le commuant, peu à peu, en ordalie. Tout était en clé pour lui ; pour les autres, que restait-il encore ?

Comme l’amitié était l’une des très rares valeurs qu’il reconnût, Villari éprouvait, de temps en temps, le besoin de cracher dessus. Il lui fallait, en outre, se méfier de sa méfiance envers ceux qui l’aimaient, et qu’il aimait. L’espèce de dogme hautain par lequel il exprimait son attachement envers Dominique ou Anne, Georges ou François, lui avait néanmoins, à son propre étonnement, conservé de sûres, solides amitiés.

Mais le dogme était d’approuver ses amis ; il était donc souvent près de se brouiller, d’autant que leurs assertions, aux uns et aux autres, se combattaient parfois singulièrement, – sur des points de détail, à vrai dire, où elles ne se manifestaient pas, cependant, avec moins de vigueur.

Que d’émotion, de ménagements, en revanche, quand il découvrait en eux l’éventualité de son semblable ! Il leur disait : «Tu trouves que tu files un mauvais coton. Que veux-tu ? Peut-être est-ce le seul qui arrive à pousser en ce moment.» C’était Chamfort, à nouveau, qui lui revenait ; il présumait que l’amitié n’achoppait que sur deux caractères dont le propre était, « l’un, de ne pas me parler de lui, l’autre, de ne pas me parler de moi ».

Au reste il était brachycéphale, brun, petit, porteur de lunettes, – jamais de gilets de flanelle ; il était Français. Il admirait certaines attitudes françaises : curiosité envers les choses de l’esprit, rigidité quant a celles de l’honneur, mépris des lois, amour par amour de l’amour, amour et gaîté, – goût teinté de nostalgie, – et comprendre vite. Ces vertus ont existé dans ce pays, quand son étouffante médiocrité et son insoutenable mesquinerie les ont laissées apparaître.

Il considérait ces qualités françaises comme de l’étranger, et d’un étranger aboli ; il les cultivait comme un Juif exilé dans une Ruthénie engloutie, une Olténie dérisoire, en Sirmie ou en Mazovie ombreuse.

Vertige de la liberté, l’angoisse plaçait à présent Benjamin Villari devant ce choix : se risquer à la liberté ou continuer à braver le vertige.

Il est de mise de laisser se gouverner par le hasard, c’est-à-dire communément par les tics de la routine, les régions de la vie auxquelles manque le plus un crible spontané : le goût pour un pays, une saison, certaines heures, l’emploi de ces heures. L’absence si frappante d’un pareil crible – Teste paraissait douter que ses méthodes pussent en venir à bout – devrait, du moins, ouvrir ces domaines au langage positif de l’expérience.

Mais raisonner chacun de ses gestes, aussi, quelle lugubre folie ! C’est alors Camus qui, du fond de son ornière, vous parle : « Chacun la porte en soi, la peste… Ce qui est naturel c’est le microbe. L’intégrité, c’est l’effet de la volonté et d’une volonté qui ne doit jamais s’arrêter. »

Ou, encore, on ne s’en tient plus qu’aux certitudes altérées de l’instinct ; on voudrait les rappeler : on aspire à l’assurance intacte que le décadent accorde aux brutes, comme il les appelle.

Statistiquement, la création des situations reste surtout envisagée dans la névrose ; paranoïaque est, d’instinct, le nom dont un psychologue de métier affublera qui s’y adonne. La peur de la vie demeure ainsi, en termes quantitatifs, le symptôme majeur de la volonté de vivre. Rien n’est, probablement, si difficile à définir qu’un emploi du temps aléatoire.

La difficile conciliation de l’irrespect des lois, et du mépris des vices épanouis à leur ombre ; l’ennui, et le rejet, comme expression infime de celles-là, de toute morale particulière ; et nous revoilà engagés dans les méandres d’une vie opaque, qui ne rend de sens qu’à mesure du terrain ou du temps gagné sur elle.

 

On accédait chez V. par un abrupt escalier dont l’étroitesse était soulignée par les étais qui le soulageaient de toutes parts. Des ouvertures, blindées de cette sorte de grillage que l’on cloue à l’avant des cages à poules, y projetaient un jour éteint, torride et comme attisé, dès les beaux jours, « par de furieux ringards ». Une nuit, les lieux d’aisance du second étage s’étaient effondrés jusqu’au rez-de-chaussée. Heureusement qu’il ne faisait pas nuit tous les jours. La nuit n’est peut-être que la paupière du jour.

Villari était peu ami avec ses voisins. Il avait trouvé un matin, dans son courrier, ce billet signé d’un point d’interrogation mal assuré : « Nous ne sommes pas obligés de subir votre vacarme à une heure du matin. Tenez-vous tranquille. Si vous êtes des drogué il y a des centres pour ça. » C’était un immeuble voué au repos des travailleurs, à la misère décente, à la télévision. Il n’y avait ni étrangers, ni noirs. Le concierge seul était Portugais ; il veillait scrupuleusement à ce que, avant dix heures du soir, le portail extérieur fût fermé à toute intrusion de la rue.

Il pensait qu’il n’était pas de misère si décidée où n’entrât quelque chose d’un Trianon fantôme.

Ses maisons, celles qu’il avait habitées, lui avaient été, tel au sauvage son abri, comme des habits, conçus pour, le cas échéant, pouvoir s’en dépouiller vite. Il n’y avait eu, rue Grand-Soulavie, d’abord, sur les murs blancs maculés, qu’un fragment de l’Œdipe Roi de Sophocle et un Pierrot la larme à l’œil, si misérablement sale que la glace où il était peint faisait songer à une radiographie de consomption pulmonaire où l’on eût cerclé, avec du rouge à lèvres, Femplacement des cavernes, car l’objet avait servi de sous-verre. Puis, ces murs furent décorés dans le style pro-situ pauvre, d’éléments mélangés qui aboutirent tous comptes faits dans la cuisine de l’appartement suivant.

Il avait suffi, naguère, qu’un nom banal fût porté par une femme aimée, pour qu’il lui en revînt bonheur ou nostalgie. Désormais ce serait, longtemps, Pascale, pour que se rouvre et balbutie la plaie. Ivre de muscat et de bordeaux, il avait, un soir, peinturluré le nom de la jeune morte sur une des faces de la cloison, d’épaisses lettres rouges. Au matin, il s’était servi, pour recouvrir l’inscription, de cinq reproductions d”un tableau de Magritte, – un verre aux trois quarts plein sur un parapluie, titre : les vacances de Hegel, huit francs cinquante l’unité, – agrafées côte à côte.

Quand il aurait assez d’un style de vie frotté au coaltar, Villari peindrait ces murs qu’il ne pouvait plus rejeter loin de lui. Edith l’aiderait à y tracer des arabesques bleues, violettes, dont elle aurait d’abord esquisse les contours au crayon. Il accrocherait d’autres reproductions, certaines même encadrées : les Cent proverbes néerlandais de Bruegel, un Gentilhomme et une Dame assise auprès d’une carafe de vin, par Vermeer, la Condition humaine de Magritte, une Venise de Turner, une des Saisons d’Arcimboldo : les hideux champignons qui affligent les troncs d’arbre n’en sont point la lèpre, ils sont la bouche de l’hiver.

Il y aurait Edith et un chat sodomite, un chaton ivrogne peut-être et les romans de Kléber Haedens, La Ligne de force d’Herbart et les poèmes inconnus de Cesarano, les cartes postales envoyées par Bertrand de Peshawar et par Jean-Marc depuis Gdansk, une chatte mosaïque qui évoquerait Van Gogh ; il aurait du Pinot noir, du punt e mes, de la grappa et du Quincy, les Minimalia moralia d’Adorno et le Passé proposé de Morselli, Haendel, Schubert, Vivaldi, Scarlatti et Mozart, l’étude que Vailland consacre à Suétone et puis un lion, qui ne serait pas un lion, mais la forme primitive du hamster, ou la métamorphose d’une fourmi épouvantée : dans un ouvrage qu’il intitule Le pire est déjà prévu, Lenz Rathenow évite cependant de se prononcer la-dessus.

Le livre lui tomba des mains. Décidément, il avait eu tort de penser trouver une quelconque pâture dans cette vieille charogne de Barres ; et il n’y avait, dans ce Culte du Moi enluminé de style nouille, que scenic railway et montagnes russes, où un Prométhée débonnaire et casqué cherchait à se concilier son aigle, – ou son foie.

« La crainte de la vérité » qui « se dissimule à soi-même et aux autres derrière l’apparence d’être toujours plus avisée que ne le sont les pensées de soi-même et des autres », « cette vanité ne sait que retrouver le moi dans son aridité », trouvait-il un moment après dans Hegel.

D’un seul tenant, adossée à l’un des murs, la bibliothèque faisait se côtoyer le De Sensuali mysticismo recentioris (!) scholae pseudo cattolicae, un tardif anathème de l’Église romaine, ayant été jugé opportun par celle-ci, l’an de grâce mil neuf cent vingt-neuf, par la voix d’un P. Janssens, de proscrire le « quiétisme pascalien» (sic) des Bloy, Huysmans, Jammes ; une indigente diatribe du paralogicien Lucifer, qui fut évêque de Cagliari au IV° siècle, Il ne faut pas communiquer avec les hérétiques ; quelques Série noire, Holden, Lecaye, Janine Oriano, Jim Thompson ; le livre XII de la Cité de Dieu, où saint Augustin oppose, aux « faux cercles» du temps grec, la via recta du Christ ; Les Soviets jugés par l’Évangile, une publication datée de 1944, dont l’auteur « tressaille d’espoir à l’idée que tous les bons Français vont s’unir (…) pour donner à notre pays un régime social inspiré à la fois de la morale de saint Paul et de la loi stalinienne» ; les mémoires brûlés de Byron, recréés par Frederic Prokosch ; les Closh en Stock, par Dodo et Ben Radis, et Kwika ! de Carali ; les ouvrages théologiques de saint Irénée et de Campanella : l’Adversus haereses, où le successeur de saint Pothin vitupère les gnostiques, et professe que le temps, praefinitum et praecognitum en Dieu, est en lui-même fini, – l’Atheismus triumphatus et la Monarchia Messiae, dans lesquels l’auteur de la Cité du soleil et de l’Hymne au Soleil pour ne pas mourir dans une prison du Saint-Office, tonne contre les « détestables erreurs » de Calvin et de Luther.

Fruit d’un travail de nuit opéré dans une abbaye, ces deux ouvrages figuraient dans leur édition princeps, imprimée en 1651, à Rome, voisinant avec Le Latin sans peine et les œuvres complètes de Marcel Aymé et de Sally Mara.

Deux des livres lui étaient des boîtes de conserve : les plats supérieurs s’ouvraient, et auraient pu révéler, l’un, un alphabet d’enfant en bois de hêtre, l’autre – qui eût alors porté cette légende écrite au dos d’une étiquette d’emballage : Vivre est une maladie, le sommeil un palliatif, la mort le remède – cinq plaquettes d’impérieux somnifères et une fiole d’absinthe accompagnée, pour de valeureux sunset cleanse & flush, de sa cuiller de vermeil percée de trous.

 

Toutes variations d’humeur mises à part, ils contenaient plutôt des feuillets noircis de son écriture. Il y avait des carnets, – moins livres de loch que roman émietté, mêlant sur un même sujet vingt réfutations et versions différentes, tout aussi définitives. Ainsi, portant la marque d’une belle soirée :

– Ne plus rien m’infliger.

Quelle présomption ! Commençons plutôt par la fin : Machine à recerveler.

Ce que quelque chose a brisé dans l’être, quelque chose de plus long l’y ramène.

Le goût intellectuel pour la nausée s’apparente à la bêtise de l’esclave prolétaire justifiant sa condition. Un homme qui trouve élégant d’admirer ce qu’il subit se crache dessus et se compisse, non loin d’un miroir.

Animal Liberation (graffito sur le banc d’un arrêt d’autobus).

Le temps qui, sur les montres à quartz, s’inscrit et s’efface à chaque minute, est, plus que jamais, celui que Borges a reconnu comme reproduction déchiquetée de l’éternité.

On m’affirme qu’il n’existe pas de traduction italienne du Nommé jeudi de Chesterton. Sanguinetti aurait pu la faire, en l’adaptant habilement à l’Italie du terrorisme mercenaire. Sa dénonciation de l’État – d’un État qui fomente les crimes mêmes dont il se prétend menacé – y eût gagné, et ainsi, Censor aurait même deviné, avant tout le monde, la société secrète.

Fin d’ancien régime.

Mauroy, le misérable avocat des « Français privés de gaz », a aussi revêtu les haillons du serf pour lancer cet autre mot-roi : « Ceux du château », ainsi qualifia-t-il un jour l’ancienne équipe dirigeante.

Si la gauche n’était parvenue au pouvoir par les élections, peut-être y eût-elle été portée par l’émeute. En Espagne, en Grèce, en France, la gauche était le parti de l’espoir : écartée du pouvoir depuis au moins une génération, – et, dans les deux premiers cas, à l’issue d’une guerre civile, – elle avait, dans le dernier cas, impudemment enivré l’électeur de propos sur le bonheur, garantis contre le delirium. Son accession au pouvoir, dans un temps où, comme le faisait naïvement remarquer Jospin, les gouvernements sont impopulaires, se sera soldée par ce double résultat : le maintien de l’ordre public et, pour elle, un nouveau rejet dans l’ombre de l’avenir.

V. conclut un peu vite à la récupération du « pour en finir avec le travail » : tout au plus la hâte d’en avoir fini avec un travail était-elle peu à peu réhabilitée.

Toute la morale de l’« esprit de l’escalier » est qu’il n’y a jamais d’escalier.

Il ne peut ni monter ni descendre, celui qui préfère s’en tenir, pour ce qui le concerne et jusqu’à son désir, à l’intuition d’autrui ou à un avis émis à contre-temps par lui-même.

Rares sont les psychanalystes qui ont appris à parler, à la suite de la « compulsion à penser » évoquée par Freud à propos de Schreber, d’une sorte de « syndrome de l’érudit », dont se dégagerait une personnalité figée, faisant accumulation de symptômes, plutôt que d’en laisser apparaître un authentique.

Le jardin de la famille Laub.

Dans un « monde» en crise, qui ne laisse à ses « sujets» en crise d’autre perception intime et immédiate que le voisinage avec la catastrophe, un ouvrier berlinois, chef de famille, se voit accorder vers 1955, en échange de son adhésion au parti nazi, un emploi qualifié et une maison de banlieue nantie d’un jardin dont il deviendra propriétaire au bout de trente ans : traite passée sur le futur, assortie de la plus hypothécaire des créances, de la plus hypothétique des garanties : le Reich qui durera mille ans …, – ou, pour les plus installés dans l’esprit du siècle, «au moins autant que nous». « À long terme, nous serons tous morts » (Keynes).

Aujourd’hui l’ère (où l’art ?) du collage. Tout n’est que citation.

Entre tous les moyens qui les pouvaient mener au bonheur, ils avaient choisi l’abêtissement intentionnel, le crétinisme délibéré. Mais le bonheur se refuse à qui le méprise.

Les Faurisson et autres Guerre sociale posent en définitive, – s’interdisent de poser, – une bien vaine question : Vivons-nous sur un charnier ou au milieu de gens qui se plaisent à imaginer qu’ils vivent sur un charnier ?

La « civilisation » à laquelle la bourgeoisie a prêté la main pour lui donner naissance a mis l’individu à portée de vivre une aventure à lui, – de haïr l’univers entier.

Cette vie traîtresse (elle ne connaît que des versions successives, jamais de fin mot), rendue par le spectacle certaine, soustraire au doute, patente, à l’image de la mort !

Ruée, cette année-là, sur les produits rendant plus aisée la prise de différentes drogues, – plus que sur ces drogues elles-mêmes.

He has no stock on himself (U.S.) : il fait peu de cas de lui-même.

Se voir clair : condition pour ne point trop mal vivre. Le prix est lourd que les hommes paient au spectacle pour rançon d’en être montrés comme il leur convient d’être vus, – comme il suggère qu’il doit leur convenir, – suivant la monnaie courante de leur convenance.

Il n’existe pas de rapport sur le sujet que vous désiriez consulter.

Cette activité vise à ce qu’aux travaux primaire, secondaire, tertiaire, succède une période quaternaire, marquée par l’apparition de l’homme. Elle suppose indivis l’héritage de l’oeuvre poético-artistique ; elle va sur ses brisées : elle ne montre ce qui apparaît que tel qu’elle le voit ; il lui faut, à l’instar du Coup de dés de Mallarmé, se faire « poème critique, affirmation incertaine d”elle-même, nourrie de sa propre négation » (Octavio Paz).

L’angoisse de l’imperfection appartient en propre à l’individu humain. Le rappel de l’instant précédent est aussi l’acte de l’abolir à jamais. L’animal est achevé, l’homme encore dans l’enfance (on parle d’insecte parfait). Cest ce qu’ont bien vu Pic de la Mirandole et Giorgio Cesarano. L’histoire naturelle est terminée ; l’inquiétude est le liant de la mémoire humaine. « N’étant jamais définitivement modelé, l’homme est receleur de son contraire. (…) Ah ! circuler gnéreusement entre les saisons de l’écorce, tandis que l’amande palpite, libre ! » (Char).

 

« L’égoïsme en accord avec soi-même transforme chaque homme en Écaro bella    Page 6   02/10/12tat policier secret. L’espionne Réflexion surveille chaque mouvement de l’esprit et du corps. Toute action, toute pensée, toute manifestation vitale devient affaire de réflexion, c’est-à-dire de police. »

Marx, L’Idéologie allemande.

 

« Lancelot, plus dur que pierre, plus amer que bois, plus nu que figuier, comment es-tu si hardi que d’approcher des lieux où se trouve le Graal ? Va-t-en : ici, tout est empuanti par ta présence ! »

Le Roman de la Table ronde.

 

« La névrose est un excès de développement humain. (…) Lorsque le singe est tellement désenchanté par la réalité qu’il lui préfere les apparences (ex. : simulacres de combat), le malheur est fait : il est devenu un homme. »

Géza Róheim, L’Énigme du Sphinx, trad. Sylvie Laroche.

 

« L’ataraxie, cet état d’insensibilité équanime que les stoïques pensaient atteindre en dominant les passions, aujourdhui la société technologique la distribue à tous comme panacée. Elle ne nous guérit pas du malheur d’être homme, elle nous procure une stupeur faite de résignation satisfaite qui n’exclut pas l’activité fébrile. »

Paz, Le Labyrinthe de la solitude.

 

« Tom exigeait des autres le bénéfice du doute, mais il ne l’accordait à personne. Un froncement de sourcils lui était suspect, mais un sourire le lui était aussi. Tom Judge s’était toujours obstiné à prendre le chemin le plus pénible, alors qu’il aurait pu suivre des voies faciles, au milieu de la sympathie générale. »

Jim Thompson, The Nothing Man.

 

« 19 n’était pas mal, mais un peu paresseux ; 21 se fait remarquer et dépasse trop peu 20 : il plaint sa peine ; 23 ? 23 était parfait !… Supérieur à 20, sans mesquinerie, ni gros, ni petit, inusité. Il n’y a rien qui aille par 23. 23 n’existe pas, 23 n’est qu’une fiction, un pointillé, une limite. C’est le nombre même du hasard modéré, c’est le contraire de la superstition ! »

Alexandre Vialatte, Les Fruits du Congo.

 

RÉVOLUTION

 

« On a déjà fait un petit pas. Moi ce qui m’enchante c’est de penser jusqu’où on ira dans cette voie. Il s’agit de rendre à l’homme, de le rembourser. Fatalement, on arrivera un jour à lui restituer son secret. Si simple qu’un enfant l’eût trouvé. Alors on se promènera, pensif, ravi, avec des clefs plein les mains. »

Pierre Herbart, La ligne de force.

 

 

Berlin : comme j’aime ces deux syllabes. Larges avenues, mais ombrées. À l’imagerie paternelle, en particulier manifeste dans la rassurante emphase monumentale, a toujours riposté, ici, l’humour noir vulgarisé jusqu’à la grossièreté, le mauvais drôle, que j’aime par-dessus tout.

19 mai 198. Là-bas, Unter den Linden, semblait-il, se dessinait une circonférence humaine… un attroupement se formait. À Berlin-Est ! Nanti d’un soupçon d’espoir, j’y allai. Précédé et suivi de voitures de la Volkspolizei, le défilé commençait. Les uniformes avaient conservé une forte parenté avec ceux du III° Reich.

Le savoir-vivre et la casuistique modernes : « Succombez sans être tentés.»

Les lisières de la faux lient.

Porter tous les péchés du monde : comme c’est simple ! Nul n’y vient peser la tare.

L’angoisse névrotique pose le dilemme de l’envahissement de tout par le soi ou de l’écrasement de tous devant soi.

Qu’importent alcool ou drogue, pourvu que, ayant affaire au moi divisé, on puisse compter sur une claque

Au temps d’Alphonse Rabbe, le passage de la Duée s’appelait la ruelle du Pendu. Son nom (comme celui de la rue de la Duée) doit son origine à la chute d’un r, mais pas là où l’on pense. Duère signifie conduite, en vieux français.

 

Le « travaillisme » comme essence du travail. Sa morale : mieux te convient de t’affairer à la tâche que te fournit autrui, que de suivre ce que tu nommes fièrement ta volonté, et que tu sais n’être que théorie de penchants, d’inclinations, de pentes, de tendances, – ce sont toutes choses qui rendent un air oblique ; ton « libre cours » te fait aller en zigzag.

 

14 juillet 198. : Choix, ou bien deux valium (ou doit-on dire valia ?) à neuf heures et quart, ou bien traîner dans les bars pour y boire de la bière jusqu’à une heure tardive. Je choisis de boycotter Hoffmann-Laroche.

 

Voyage en Anarchie. Dans l’Espagne des années vingt, Durruti est même parvenu à faire mentir l’antique adage qui veut qu’elle soit mal tenue, la maison de la femme qui travaille au-dehors, généralement plus mal encore quand l’homme, lui, y est toute la journée.

Le spectacle est le capital une fois devenu à lui-même son propre avenir radieux, en même temps que la mise en scène de sa propre ruine, et s’annonçant alors comme métaphore de la communauté universelle.

 

Elle aurait voulu en savoir davantage sur moi. Comme je la comprenais !

Désespérer, oui ; mais du désespoir même.

Ci la fin ? La vie continue parce qu’on ne saurait tout reporter. Il faut tout de même, de temps en temps, oublier dlenregistrer, mais sans le faire exprès. L’oubli fait bien son tri.

Comme il bouillait de se faire un sang d’encre ! V. songeait à se fonder, pour bâtir un fil dans ce qu’il avait écrit, sur des renvois chiffrés, en différentes encres, aux pages de ses carnets…, ou à adopter un système de fiches, dont Pascal était l’inventeur… Brouiller les cartes… Quand se défausserait-on, enfin ? Danser…

Pensez. Rongez. Il habitait une ville où toutes les maisons ne sont pas de la même époque. Dans certaines, on ne se souciait plus de guérir ; d’autres, où il fallait payer. Il y avait un métro, qui réclamait une tragédie, plutôt qu’il ne la stipulait ; et des voix : du passage. Malgré la neige, on était allé jusqu’à Ménilmontant. L’eau des flaques avait des reflets cuivreux.

Tuer des mouches au moyen d’une règle métallique, parvenir au total de vingt-trois, enfermer les cadavres dans une petite boîte, en compagnie d’une étiquette portant l’invariable score de cette rencontre, recommencer, – cette activité, contrairement à Vingtrinier dans les Fruits du Congo, ne l’incitait guère. Il se risqua au-dehors.

Il frissonnait de stupeur au passage d’automobiles, dont les avertisseurs résonnaient comme des sirènes de police, ou le sifflement d’un lance-roquettes. L’angoisse se dénotait aux montres à quartz, aux antennes de télévision qui hérissaient la ville et plaquaient, sur un ciel en colle de pâte, une chevelure arachnéenne, à la crête éperdue.

Villari rencontrait sur son passage, surtout, des yeux baissés, dirigés vers le bas, – mais obliquant parfois : ils considéraient le rythme de sa marche, tout en bondissements avortés, et, à chaque pas, la contraction vive et saccadée du mollet, opérant de biais le décollement du pied. Telle sa démarche, telle sa conduite : une chaîne d’atermoiements cloués de brusques résolutions, de déterminations subites.

Il n’en évitait pas moins de poser sur les passants ce regard qui paraissait mettre si mal à l’aise, et auquel il ne parvenait guère à ôter son agressive intensité, ses pointes ; il le rejetait sur les banals objets au long desquels errait son chemin. V. semblait ainsi se livrer à quelque besogne incertaine et scrupuleuse, d’inspection et de surveillance, et ne s’y livrer qu’avec une sorte de résignation courroucée. D’une glace, un bref instant, son image lui parvint. Le milieu de son corps, par les plis profonds, hachés du pantalon, où l’usure mettait des reflets roses, le fit songer à un oiseau aux ailes et aux pattes liées, et mal liées.

Il avisa, à la terrasse d’un café, une table à l’écart. Il s’y affala. On s’empressa. Il commanda une Mort subite, qu’on lui servit aussitôt, en lui enjoignant de régler sur-le-champ.

Comme il s’apprêtait à ranger son argent, un Pendjabi passa, qui vendait des journaux à la criée. V. lui prit Le Monde que, dans son for intérieur, il baptisa « l’Univers religieux ». Il parcourut le journal en hochant la tête à deux ou trois reprises.

Le parti conservateur était assuré de remporter les élections à la Chambre des Communes. On signalait toutefois la candidature du « parti du déguisement», qui se faisait fort de réduire le chiffre du chômage. Le remède était simple: il ne s’agissait que d’imprimer en plus petits caractères les tableaux où il apparaissait.

Aux alentours de l’héliport d’Issy, un conjecturable Arménien, au comportement suspect, avait été trouvé porteur d’une bombe glacée à l’ananas.

Tout renom qui dépasse les moyens de la publicité fait accéder, non à l’immortalité, mais à un statut douteux où l’existence du sujet n’est plus certaine : Borges venait d’y accéder, rejoignant le peuple juif et son extermination, auprès de Dieu, d’Homère et de Shakespeare. Je me demande quelle capacité exacte offre le trône de Dieu. La question a son importance, car l”humanité deviendra entièrement athée sans s’en apercevoir, le jour où l’affluence sera telle à la droite du père qu’il dégringolera de son trône. C’est pour bientôt, car force théologiens détiennent les preuves assurées qu’il penche déjà vers la gauche.

Villari s’octroya une lampée de gueuze, referma Le Monde, résista à la tentation de le rouler en boule, et le plia en huit. Il mit son coude par-dessus et regarda autour de lui, furetant voir si le très-haut n’avait pas, déjà, fait la culbute.

 

Il ne se passait rien. Et pourtant si : un vieil Arabe au regard fragile appelait à son tour le vendeur de journaux. Un autre, beaucoup plus jeune, promenait une grande plume verte a la main.

– Vous auriez pas L’Avenir du prolétariat ?

Apres un instant d’hésitation, le Pakistanais lui tendit Paris-Turf. Le vieil homme le félicita, dans l’arabe du Coran, palliant a grand renfort de gestes les défaillances de sa mémoire ; comme l’autre, déconcerté, secouait la tête, il reprit en français, les doigts brandis, crispés, la paume ouverte :

– L’avenir ? Il n’en faut plus, d’avenir ! Les mystères c’est bon pour les cons ! L’histoire, elle est comme le serpent : tu n’en ramasses que les mues… Faut laisser dire… Les cons il faut les laisser dire… C’est vrai ou c’est pas vrai ?

Le Crépuscule ! L’Univers !

« Grise romance», se lisait, en lettres rouquines, sur le trottoir, où un enfant accroupi tâchait de saisir une plume orange. Une très jeune fille passait, les seins très arrogants, les yeux très haut levés. Humour volontaire – et alors, d’une très grande portée – ou non, on avait, sur le mur d’en face, fait voisiner deux affiches publicitaires : « Pas de travaux, pas d’avenir », rappelaient les entreprises de travaux publics sur la première ; « Il fait trop chaud pour travailler », claironnait sur l’autre une marque de citronnade. L’ignorance d’un des sens du mot flush (celui de chasse d’eau) aurait pour monument, désormais, une « cafeteria ».

S’il en avait fantaisie, une courte marche le mènerait devant un pan de mur couvert de citations de Marx, Balzac, Botho Strauss, Stendhal, Lichtenberg, Nizan ; au voisinage du bassin de la Villette, une inscription rapproche les prospérités du vide des infortunes de l’amertume, – mais non : des malheurs de la Vistule. Encore une demi-heure de marche (davantage si l’on passe par les canaux), et l’on a atteint l’île.

Les deux bras de mer qui l’enserrent portent les dénominations courantes de rue Jean-Pierre Timbaud (ou d’Angoulême) au sud, des Trois-Bornes et des Trois-Couronnes, au nord. L’île, qui cesse par leur confluence, est en outre parcourue dans toute sa largeur par des chenaux dont les plus considérables sont appelés « rue Saint-Maur » (ou « Blanche ») et « avenue Parmentier ». À la hauteur du premier, l’île s’élargit brusquement vers le nord.

Le vœu de Marinetti, qui aurait voulu voir macadamiser, et affecter à la circulation automobile le Grand Canal de Venise, a été comblé sur les pourtours et les chenaux intérieurs de l’île.

L’île est aussi loin d’éprouver les malheurs de la Vistule qu’elle est dépourvue des prospérités du vide ; mais elle peut les apercevoir sur les rivages opposés, par temps brumeux. Son sort plus fréquent paraît être les infortunes de l’amertume. Il y loge une fabrique de cadeaux publicitaires, un retoucheur, un chacoutou, une librairie spécialisée dans la littérature étrangère, à l’enseigne de « La Lune et les feux », mais pas de musée, ni de « Cabaret de la Femme sauvage ». Contourner l’île expose aux tentations topographiques du Bornéo et du Mont-Dore.

Dans la vitrine de Ferid, le marchand de thé, où se reflète la façade méridionale de l’île, ç’avait été, un matin, la surprise d’intrigants anneaux de cuivre, où se refermaient des écrins, de bracelets chantournés en forme de pélicans, en ailes de chauve-souris. je fus arraché à cette contemplation troublante par une devineresse qui m’attira un peu à l’écart. Elle me rappela qu’une disgrâce m’était survenue deux ans auparavant. Je pensai : non, 1978 ; et elle rectifia aussitôt : cinq ans. Mais elle n’en savait pas plus que moi sur la nature de cet événement. Puis, elle voulut m’apprendre le nom de celui qui me trahirait. Je me dégageai avec brusquerie. C’était bien autre chose que je désirais savoir : comment ne le devinait-elle pas ?

L’île est traversée par un grand nombre de voyageurs qui passent sans s’arrêter ou se posent un instant, puis repartent. La population insulaire est, parmi ces groupes migrateurs, difficilement repérable. Aussi demeure-t-elle mal connue, – comme c’est, du reste, le cas dans la plupart des lieux où l’on passe rapidement, – et peut-être insondable.

Du moins est-il avéré que les insulaires qui atteignent l’âge de trente ans font alors ce que l’habitude voulait environ l’époque qui les enfanta ; il leur paraît fort aisé d’accomplir ce que l’époque précédente s’est usée à désirer; c’est un rite dont il ne restera peut-être plus, bientôt, que la coutume d’avoir des enfants.

Les femmes de l’île ne sauraient toutes à la fois prétendre être la seule tragédienne dont le prénom commence par un S à avoir couché plusieurs fois avec un crocodile. Mais elles peuvent porter quinze rubis enchâssés à même leur nuque et leurs épaules, et leurs seins être un spectre de rose sous la rosée ; c’est à peine si une vie d’homme suffit à lire celle d’une seule d’entre elles ; elles peuvent être princesses de Sogdiane ou du Mitanni, citoyennes de Petite-Coumanie ou du Pont, s’appeler Nathalie Clifford-Barney, – et dire, comme l’Amazone de Rémy de Gourmont, « Si je rougis parfois de ce que je fais, c’est de plaisir », – ou parler le langage inouï de la télévision. Elles peuvent enfermer, comme une fleur fragile, un baiser dans le creux de leur coude, ou être soixante-sept mille.

 

Mais comment oublierais-je celle à qui me ramènent l’angoisse, une minute de honte, l’inquiétude, la peur de m’endormir ? Il y a un espoir d’étoile dans la transparence des larmes. La vie lui a été la vie sans répit contre la mort schizophrène qui lui brisait les gestes, lui meurtrissait les yeux. Puis elle est parvenue à repousser la tentation de l’aube. Elle a reculé dans sa vie lentement (elle avait encadré cette phrase d’Alcools) elle a reculé soudain, sauvage elle a reculé jusque dans la mort, elle s’est résolue au désert où rien n’est dit. Rieuse la mort s’est fait attendre encore cent quarante jours. Ils l’ont enterrée un après-midi de juin, dans un cimetière de Provence. « Il ne faut pas enterrer les morts au soleil, dit Alberto Savinio. Cela les rend malheureux et affamés de vie», – telle qu’elle fut.

« T’as vu ? Elle est rasée plus d’un côté que de l’autre… ‘plètement ravagée, la nana ! » Deux garçons avaient pris place à la table voisine et c’était une jeune fille, consommatrice d’une glace au Guan-jaliara et arborant comme eux une coiffure punk, qui causait leur scandale. À ce qu’il perçut du bruit de leurs échanges de mots, Villari comprit qu’ils savaient par cœur le nom de plusieurs stations du métro.

Les déhanchements imposés, à des corps qu’avait exténués le jour, par les talons hauts, pouvaient scander des destins d’une tout autre force ; ils n’en paraissaient pas moins, ces soubresauts d’horlogerie stationnaire, comme une moderne danse macabre. Partout le jaune plus acide, couleur de la mort lente, empiétait sur l`orange lénitif qu’embrassa Des Esseintes ; ces deux couleurs ressortent bien sur le fond noir où elles se campaient. Et puis, surtout, – métaphore à jet continu de l’alter ego, – on avait de ça plein les oreilles :

Ça te tente, ça ? ça s’approche ça ne sent rien merde ça bouchonne par là regardez donc moi ça ! c’est pas encore ça ça passe son temps au café ça va ça squatte sec là-haut ça y est il n’y a que ça de vrai c’est plus ça ça ne passe plus manquait plus que ça tu crois pas que tu vas faire une révolution avec ça tant que ça ! ça va finir ? il y a encore tout ça à passer avant nous ! ça va pas non ? ça va ça vient ça démarre c’est pas encore ça ça défile du matin au soir ça va recommencer ça me fait chier et vous ça va ?

Le moi doit déloger le ça pas de ça chez moi.

Wo es war, soll ich werden, soupira Villari plutôt qu’il ne rectifia. Là où ça était, il me faut advenir. Il se leva pesamment.