lucrece et tarquin

pdf

Tite-Live,
Ab urbe condita libri / L’Histoire de Rome depuis sa fondation,
I, 50 (ca. 30 avant notre ère)
[traduction de Désiré Nisard, Paris, 1869]

Les Rutules habitaient la ville d’Ardée. C’était une nation puissante et riche, et pour le temps et pour le pays. La guerre leur fut déclarée à cause de l’épuisement des finances, résultat des travaux somptueux, entrepris par Tarquin, lequel désirait de combler le vide et de regagner en même temps, par l’appât du butin, le cœur de ses sujets. Ceux-ci, en effet, irrités de son orgueil et de son despotisme, s’indignaient que le prince les enchaînât depuis si longtemps à des travaux de manœuvres et d’esclaves. D’abord on essaya de prendre Ardée d’assaut; mais cette tentative eut peu de succès. On convertit le siège en blocus, et l’ennemi fut resserré dans l’enceinte de ses murs. Durant ce blocus, et comme il arrive ordinairement dans une guerre moins vive que longue, on accordait assez facilement des congés; mais aux officiers plutôt qu’aux soldats. De temps en temps les jeunes princes abrégeait les ennuis de l’oisiveté par des festins et des parties de débauche. Un jour qu’ils soupaient chez Sextus Tarquin, avec Tarquin Collatin, fils d’Égérius, la conversation tomba sur les femmes; et chacun d’eux de faire un éloge magnifique de la sienne. La discussion s’échauffant, Collatin dit qu’il n’était pas besoin de tant de paroles, et qu’en peu d’heures on pouvait savoir combien Lucrèce, sa femme, l’emportait sur les autres.

«Si nous sommes jeunes et vigoureux, ajouta-t-il, montons à cheval, et allons nous assurer nous-mêmes du mérite de nos femmes. Comme elles ne nous attendent pas, nous les jugerons par les occupations où nous les aurons surprises.»

Le vin fermentait dans toutes les têtes. «Partons, s’écrièrent-ils ensemble», et ils courent à Rome à bride abattue. Ils arrivèrent à l’entrée de la nuit. De là ils vont à Collatie, où ils trouvent les belles-filles du roi et leurs compagnes au milieu des délices d’un repas somptueux; et Lucrèce, au contraire, occupée, au fond du palais, à filer de la laine, et veillant, au milieu de ses femmes, bien avant dans la nuit. Lucrèce eut tous les honneurs du défi. Elle reçoit avec bonté les deux Tarquins et son mari, lequel, fier de sa victoire, invite les princes à rester avec lui. Ce fut alors que S. Tarquin conçut l’odieux désir da posséder Lucrèce, fût-ce au prix d’un infâme viol. Outre la beauté de cette femme, une réputation de vertu si éprouvée piquait sa vanité. Après avoir achevé la nuit dans les divertissements de leur âge, ils retournent au camp.
Peu de jours après, Sextus Tarquin, à l’insu de Collatin, revient à Collatie, accompagné d’un seul homme. Comme nul ne soupçonnait ses desseins, il est accueilli avec bienveillance, et on le conduit, après souper, dans son appartement. Là, brûlant de désirs, et jugeant, au silence qui l’environne, que tout dort dans le palais, il tire son épée, marche au lit de Lucrèce déjà endormie, et, appuyant une main sur le sein de cette femme: «Silence, Lucrèce, dit-il, je suis Sextus Tarquin: je tiens une épée, vous êtes morte, s’il vous échappe une parole.»

Tandis qu’éveillée en sursaut et muette d’épouvante, Lucrèce, sans défense, voit la mort suspendue sur sa tête, Tarquin lui déclare son amour; il la presse, il la menace et la conjure tour à tour, et n’oublie rien de ce qui peut agir sur le coeur d’une femme. Mais, voyant qu’elle s’affermit dans sa résistance, que la crainte même de la mort ne peut la fléchir, il tente de l’effrayer sur sa réputation. Il affirme qu’après l’avoir tuée, il placera près de son corps le corps nu d’un esclave égorgé, afin de faire croire qu’elle aurait été poignardée dans la consommation d’un ignoble adultère. Vaincue par cette crainte, l’inflexible chasteté de Lucrèce cède à la brutalité de Tarquin, et celui-ci part ensuite, tout fier de son triomphe sur l’honneur d’une femme. Lucrèce, succombant sous le poids de son malheur, envoie un messager à Rome et à Ardée, avertir son père et son mari qu’ils se hâtent de venir chacun avec un ami sûr; qu’un affreux événement exige leur présence. Spurius Lucrétius arrive avec Publius Valérius, fils de Volésus, et Collatin avec Lucius Iunius Brutus. Ces deux derniers retournaient à Rome de compagnie lorsqu’ils furent rencontrés par le messager de Lucrèce. Ils la trouvent assise dans son appartement, plongée dans une morne douleur. À l’aspect des siens, elle pleure; et son mari, lui demandant si tout va bien: «Non, répond-elle; car, quel bien reste-t-il à une femme qui a perdu l’honneur? Collatin, les traces d’un étranger sont encore dans ton lit. Cependant le corps seul a été souillé; le cœur est toujours pur, et ma mort le prouvera. Mais vous, jurez-moi que l’adultère ne sera pas impuni. C’est Sextus Tarquin, c’est lui qui, cachant un ennemi sous les dehors d’un hôte, est venu la nuit dernière ravir, les armes à la main, un plaisir qui doit lui coûter aussi cher qu’à moi-même, si vous êtes des hommes.»

Tous, à tour de rôle, lui donnent leur parole, et tâchent d’adoucir son désespoir, en rejetant toute la faute sur l’auteur de la violence; ils lui disent que le corps n’est pas coupable quand le cœur est innocent, et qu’il n’y a pas de faute là ou il n’y a pas d’intention.

«C’est à vous, reprend-elle, à décider du sort de Sextus. Pour moi, si je m’absous du crime, je ne m’exempte pas de la peine. Désormais que nulle femme, survivant à sa honte, n’ose invoquer l’exemple de Lucrèce!»
À ces mots, elle s’enfonce dans le cœur un couteau qu’elle tenait sous sa robe, et, tombant sur le coup, elle expire. Son père et son mari poussent des cris.

Tandis qu’ils s’abandonnent à la douleur, Brutus retire de la blessure le fer tout dégoûtant de sang et, le tenant levé: «Je jure, dit-il, et vous prends à témoin, ô dieux! par ce sang, si pur avant l’outrage qu’il a reçu de l’odieux fils des rois; je jure de poursuivre par le fer et par le feu, par tous les moyens qui seront en mon pouvoir, l’orgueilleux Tarquin, sa femme criminelle et toute sa race, et de ne plus souffrir de rois à Rome, ni eux, ni aucun autre.»

 

*
Ovide,
Fastes, II, 721-852 (ca. 15 de notre ère)
[traduction de Désiré Nisard, Paris, 1857]

Cependant les bataillons romains environnent Ardée; on se résigne de part et d’autre aux longueurs d’un siège. Pendant cette sorte de trêve, comme les ennemis évitent d’en venir aux mains, le soldat, inoccupé, se livre, dans le camp, à des jeux militaires. Un jour, que Sextus avait invité ses amis à boire avec lui et à faire bonne chère, nommé par eux roi du festin, il leur parle ainsi: «Tandis que nous nous consumons devant cette ville imprenable, qui nous empêche de revenir suspendre nos armes devant les dieux de nos foyers? Savons-nous ce qui se passe au lit nuptial? Savons-nous si nos femmes s’ennuient comme nous de l’absence?» Chacun de louer la sienne à l’envi; les répliques échauffent le débat, et le vin, qu’on ne ménage pas, ne laisse refroidir ni les éloges ni la passion. Celui dont le nom rappelle la glorieuse conquête de Collatia se lève soudain. «Que prouvent tous nos discours? dit-il; jugez-en par vos yeux. La nuit n’est pas près de finir; montons à cheval; allons à Rome.»

On accepte; les chevaux sont bridés; les princes sont à Rome; ils vont droit au palais. Point de gardes aux portes: ils entrent. La belle-fille du roi, entourée de coupes de vin, et le sein paré de guirlandes, prolongeait un festin nocturne. Sans perdre de temps, on court chez Lucrèce; elle filait; ses laines, ses corbeilles étaient çà et là autour de son lit; sous ses yeux, à la faible lueur d’une lampe, ses femmes travaillaient aussi. «Hâtez-vous, mes filles, leur disait-elle d’une voix douce; il faudra envoyer ce vêtement de guerre à votre maître, dès que nous l’aurons achevé. Mais que dit-on? car c’est à vous qu’il faut demander les nouvelles. Combien pense-t-on que le siège doive encore durer? Tu succomberas à la fin, Ardée: tu résistes à plus fort que toi, ville maudite, qui nous prives si longtemps de nos époux! Puissent les dieux au moins nous les ramener! Mais le mien est si téméraire! il se précipite partout où il voit briller des épées. Toutes les fois que je me le figure au milieu des combats, je me sens chanceler et mourir; un froid soudain me prend au cœur.» Ses larmes coulent à ces mots; le fil s’échappe de ses mains, et sa tête s’incline sur sa poitrine. Sa douleur lui donne une nouvelle grâce; sa pudeur brille d’un nouvel éclat dans ses larmes, et la beauté de son visage égale et révèle en ce moment la beauté de son âme. «Rassure-toi, me voici», s’écrie Collatin, et Lucrèce, rappelée à la vie, a déjà suspendu à son cou le doux fardeau d’une épouse bien-aimée.

Cependant les furies allument un feu dévorant dans le coeur du jeune Sextus; il est en proie à toutes les ardeurs d’une aveugle passion; il aime tout dans Lucrèce, et son air, et la blancheur de son teint, et l’or de sa chevelure, et ces grâces qui ne doivent rien à l’art, et ses paroles, et le son de sa voix, et la sainteté même de sa pudeur, obstacle désespérant qui ne fait qu’irriter ses désirs. L’oiseau qui annonce le jour avait déjà chanté, quand les jeunes princes rentraient au camp. Sextus ne vit plus: l’image de Lucrèce absente obsède sa raison éperdue; mille souvenirs réveillent et redoublent sa passion. «Telle était son attitude, se dit-il, telle était sa parure; c’est ainsi qu’elle tournait le fuseau, c’est ainsi que ses cheveux retombaient négligemment sur ses épaules.» Il se rappelle et ses traits et ses moindres paroles, et son teint, et l’expression de son visage, et les grâces de son maintien. Comme on voit les flots, après une violente tempête, s’apaiser et toutefois laisser voir encore qu’ils viennent d’être soulevés par les vents; ainsi, quoique l’objet adoré ne soit plus devant les yeux de Sextus, l’amour, né une fois, reste en lui; il brûle; la passion l’agite sans relâche; enfin, hors de lui, il jure d’assouvir son amour adultère, et d’entrer, par la violence et la terreur, dans le lit nuptial. «J’oserai tout, s’écrie-t-il, dussé-je oser en vain; on verra s’il est un dieu, s’il est une destinée qui donne le succès à l’audace. N’est-ce pas à force d’audace que Gabies est tombée entre nos mains?»

Il dit, prend son épée, presse les flancs de son cheval, et, au moment où le soleil allait disparaître, Collatia lui ouvre sa porte revêtue d’airain. Il entre dans la maison de Lucrèce; il y entre comme un hôte, et c’est un ennemi armé! À cause des liens de famille, il est le bienvenu. L’infortunée, cruellement trompée, et bien éloignée de soupçonner l’avenir, reçoit à sa table celui qui l’a choisie pour victime. Après le repas, l’heure du sommeil arrive; il est nuit; toutes les lumières sont éteintes dans le palais; il se lève et tire du fourreau son épée enrichie d’or; il pénètre, ô chaste épouse, jusque dans le sanctuaire conjugal, et, pressant déjà le lit: «Lucrèce, dit-il, j’ai le fer à la main; c’est le fils du roi, c’est Tarquin qui te parle.» Lucrèce ne répond rien; elle n’a plus de voix, elle n’a plus de force, elle est anéantie; elle tremble comme la brebis renversée sous la griffe du loup qui l’a surprise dans la bergerie abandonnée. Que faire? résister? femme, elle succombera dans la lutte; crier? mais le fer est là, prêt à lui donner la mort; fuir? mais elle sent peser sur son sein une main étrangère, une main qui la profane pour la première fois. L’amant farouche emploie tour à tour, pour fléchir Lucrèce, les prières et les menaces; il offre de l’or: les prières, les menaces et l’or la trouvent également inflexible. «Tu t’abuses, lui dit-il enfin; si je ne puis te forcer au crime, je pourrai te tuer du moins; et puis, celui qui aura vainement tenté l’adultère t’accusera lui-même d’adultère. J’égorgerai un esclave, et je dirai que je t’avais surprise avec lui.» La crainte d’être déshonorée à jamais l’emporte: la jeune épouse ne résiste plus.

Mais ne te réjouis pas, ô Sextus, de ton odieuse victoire; c’est cette victoire même qui te perdra: cette seule nuit coûtera cher à la royauté des Tarquins. Le jour vient; Lucrèce est assise, les cheveux épars comme une mère qui va se rendre aux funérailles de son fils. Elle fait venir du camp son vieux père, son époux fidèle; ils arrivent aussitôt. À l’aspect de son trouble, ils lui demandent quelle est la cause d’une si grande douleur, à qui elle va rendre les derniers devoirs, et quel coup du sort l’a frappée?… Longtemps elle garde le silence, voilant son visage pour cacher sa rougeur; des pleurs coulent de ses yeux comme d’une source intarissable; son père, son époux les essuient à l’envi, la consolent, la supplient de parler; et, saisis d’une vague terreur, ils pleurent avec elle. Trois fois elle veut commencer, trois fois elle s’arrête; enfin, abaissant ses regards vers la terre, elle fait un nouvel effort. «Il faut donc, dit-elle, que je révèle moi-même ma honte! c’est un dernier outrage de Tarquin.» Elle commence alors; mais, arrivée à l’instant fatal, elle ne peut continuer le récit, et ses larmes l’achèvent, les larmes et la confusion de la pudeur outragée. «Tu n’as point failli! s’écrient le père et l’époux; tu as cédé à la violence.» – «Vous me pardonnez, dit-elle; et moi, je ne me pardonne pas!» et aussitôt elle se plonge dans le cœur un fer qu’elle tenait caché; elle tombe à leurs pieds, sanglante! Au moment où elle meurt, elle prend garde encore de tomber avec décence, et ce soin se trahit dans sa chute même.

Son père, son époux se précipitent sur ce corps inanimé; oubliant leur dignité, ils, s’abandonnent au même désespoir. Brutus arrive, et il montre enfin par son courage qu’il mérite un autre nom que celui de Brutus. Il arrache de ce cadavre qui palpite encore le fer tout baigné d’un sang généreux, et, l’agitant d’un air terrible, il prononce ces énergiques paroles: «Je te le jure par ce sang chaste et magnanime, par tes mânes, que j’atteste comme une divinité, Tarquin et toute sa race, proscrite à jamais, me paieront ta mort! C’est assez longtemps cacher qui je suis.» À ces mots, Lucrèce a entrouvert ses yeux éteints; sa tête semble avoir fait un léger signe pour applaudir à ce serment de Brutus. On porte au bûcher cette femme à l’âme vraiment virile, et, à ce spectacle, la haine, en même temps que la pitié, s’éveille dans tous les cœurs; tous les yeux sondent cette blessure. Brutus, de sa voix puissante, appelle les Romains à la vengeance, et leur dévoile tout l’attentat de Sextus. Tarquin fuit avec les siens. L’autorité passe aux mains d’un consul annuel; ce jour est le dernier de la royauté.