pavillon 8B

le premier soir de Bernadette
 
Réfectoire.
Sonia – Salut !
Bernadette – Bonsoir.
Sonia – T’es arrivée cet après-midi, c’est ça ?
Bernadette – Oui.
Sonia – Ben… bienvenue, si on peut dire. T’es ici pour quoi ?
Bernadette – C’est juste un petit coup de mou, je vais pas rester longtemps.
Sonia (rit) – Tu sais, tout le monde dit ça en arrivant!
Silence.
Sonia – Je m’appelle Sonia, demande-moi si tu as besoin d’un truc.
Bernadette – Merci.
Sonia – Tu t’appelles comment ?
Bernadette – Bernadette.
Sonia – Bernadette ! C’est pas courant pour une fille de ton âge !
Bernadette – Je sais.
Sonia – Comment ça se fait que tes parents t’ont appelée comme ça ? C’est le prénom de ta grand-mère ou un truc du genre?
Bernadette – Non, c’est pour Bernadette Soubirous.
Sonia – Connais pas. C’est qui ?
Bernadette – Celle qui a vu la Vierge en apparitions, à Lourdes, c’est pour ça qu’il y a des pèlerinages là-bas maintenant.
Sonia – Ah, je savais pas. (rit) Tu y crois à ça, toi ?
Bernadette – Ben oui, c’est reconnu officiellement par l’Église ! C’est une Sainte, elle a été canonisée.
Sonia (rit) – Tu sais, des gens qui ont vu la Vierge, ici tu vas en croiser plein, et on les enferme pour ça.

 

 

 
 

tourne, tourne, Hippolyte !
 
Hippolyte Martinot tournoie.
Hippolyte Martinot tournoie et répète.
Hippolyte Martinot tournoie et répète sans cesse.
Hippolyte Martinot tournoie et répète sans cesse son nom.
Hippolyte Martinot tournoie et répète sans cesse son nom que la folie a sali.

 

 

 

demandez-lui…
 
Demandez-lui s’il fera beau aujourd’hui et il vous dit qu’il faut toujours espérer.
Demandez-lui une cigarette et il vous la roule généreusement.
Demandez-lui du réconfort et il vous caresse doucement les cheveux avec le sourire qui fait du bien.
Demandez-lui comment il va  et il tape sur la table d’un poing qui vous fait remonter l’estomac dans la gorge en hurlant cela ne te regarde pas mêle-toi de ce qui te concerne c’est pas possible tu me dégoûtes laisse-moi tranquille

 

*

la femme-volcan
 
Quand la femme-volcan sent le feu monter en elle, elle rêve de cracher la lave par chacun de ses pores.
Elle rêve d’un grand couteau qui lui ouvre le ventre et expulse les flammes qui dévorent ses entrailles.
Qu’il se passe quelque chose de violent.
Mais il ne se passe rien.
Pas un cri, pas une larme.
La femme-volcan implose et se consume, et il ne se passe rien.

 

*

le fameux routier
 
Je le vois venir tout le temps en retard dans la salle à manger, il se faufile dans un coin près de la porte.
Il s’attable et commence à triturer frénétiquement la mie de son pain. Dedans, il sculpte plein de petits garçons amis – mais dont il se méfie.
Puis sa respiration s’interrompt, il dénonce haut et fort un traquenard et brise d’un coup les corps de ses pauvres créatures. Il ouvre grand la bouche comme une glissière, affiche un épouvantable sourire corail et se les enfonce dans la gorge.
Ici, tout le monde le craint.
Dans nos couloirs sans ciel claquent d’incertaines discussions, non sans intérêt, sur le fameux routier.
Il se dit désormais qu’il arriva il y a trente années, après qu’en 79, en Amérique, assis au comptoir de son séjour, entre le bol de riz et le café, il eut mangé son voisin.

 

*

Marie-qui-rit
 
Elle a ce sourire discrètement arrogant des gens qui ont beaucoup d’amis.
Ici aussi, elle s’est liée avec de nombreux autres.
Tout le monde l’apprécie et cherche sa compagnie. Elle ne ressemble en rien aux tristes fous qui l’entourent, et l’on s’interroge sur ce qui l’a fait échouer dans cette impasse.
Elle est joyeuse, pétillante. Très drôle, toujours le mot pour rire.
Pleine de vie.
Pourtant on l’a déjà enterrée. Deux fois.

 

*

Lucienne
 
Dégage. Tu me déranges. Tu me dégoûtes.
Lucienne – recroquevillée dans son lit – répète ces mots. Ces mots qu’elle n’a jamais réussi à lui dire.
Tu me dégoûtes. Tu me salis. Sors de moi.
On lui a déjà dit, à Lucienne, qu’il n’est pas venu depuis 72 ans. Que depuis, rien ni personne n’est entré en elle. Qu’il est mort il y a 40 ans. Qu’ici les portes sont fermées à clé.
Mais ici, cette nuit, comme toutes les nuits, Lucienne sent qu’il reviendra piétiner ce qu’il lui reste de vie.

 

 

 

vivement la quille
 
Fabrice – Moi, dès que je sors, je me fais une grosse soirée avec mes potes.
Cynthia – Moi, dès que je sors, je me trouve un mec et je me fais tringler toute la nuit par tous les trous.
Bruno – Moi, dès que je sors, je me refais des parties de FIFA sur ma console.
Benoît – Moi, dès que je sors, je dessine un masque de singe.

 

*

chambre d’isolement n° 2
 
Quand David vacille dans le vide, il s’accroche à sa collection de cris de joie.
Aussitôt l’horizon chante; les espérances et souvenirs sucrés l’emportent sur les gifles ennemies.
Tel un fantassin combattant l’ennui, il va saluer les fleurs et les fourmis majestueuses puis danse autour du réverbère qui, lui, demeure particulièrement figé.
Tandis que les autres tremblent en écoutant les escarmouches du président à la radio, David se jette dans la bulle familière où il fabrique ce chien innocent, au ventre rose, qui vient de naître et qui le suit déjà.

 

*

Mehdi
 
Mehdi a les cheveux rasés qui laissent apparaître ses cicatrices à l’arrière de son crâne. Mais ce qu’il arbore le plus fièrement, c’est la marque de la balle qu’il a reçue dans le bras.
Mehdi a le nombre 93 tatoué sur le poignet.
Quand on croise le regard de Mehdi, il crie Ta mère la pute je t’oublierai pas je vais te buter et tu iras en enfer.
Mehdi se bat souvent ; la cellule d’isolement est sa deuxième chambre.
Mais quand il retourne dans la première, il ouvre la fenêtre et à travers les barreaux, il fait entrer celui qu’il a patiemment apprivoisé : un petit moineau qui semble tout perdu sans lui, et qu’il caresse doucement.

 

*

l’homme de l’angle
 
Le premier jour, on l’installa dans la chambre à l’angle des couloirs B et C. Une chambre à un seul lit, le veinard.
Le deuxième jour, au réfectoire, il gonfla sa poitrine d’orgueil et lança à la cantonnade : « Je suis l’homme de l’angle ! »
Le troisième jour, il se planta devant la porte de sa chambre et, sans agressivité mais d’une voix ferme, il clama à tous ceux qui passèrent devant lui : « Je suis l’homme de l’angle, vous me devez le respect, prosternez-vous ! »
Ce jour-là, dès midi, il fut dans les conversations de la plupart des patients des couloirs B et C. Certains étaient réellement impressionnés, quelques-uns même apeurés. D’autres se moquaient ouvertement de lui.
Le quatrième jour, à deux reprises, il demanda sur le même ton que la veille qu’on se prosternât devant lui, mais il le demanda, cette fois, nu comme un ver.
Ce jour-là, en fin d’après-midi, deux infirmières lui ordonnèrent de se revêtir et l’emmenèrent manu militari dans une autre chambre, une vulgaire chambre au milieu du couloir B, une chambre à deux lits. Tout en le menaçant de la chambre d’isolement.
Le cinquième jour, on installa une nouvelle venue, une rouquine, dans la chambre à l’angle des couloirs B et C.
Ce jour-là, il vint la voir et lui murmura : « Vous êtes la dame de l’angle, je vous dois le respect, je me prosterne. »
Et il se prosterna, et il pleura tant que les pieds de la rouquine en furent inondés.

 

*

Sally
 
Sally : démantibulée, arpente les couloirs. Erre d’ailleurs en nulle part.
Elle accompagne son corps déchiré qui appartient aux autres.
À ceux qui le regardent.
Elle sent sur elle se répandre leur envie dégueulasse.
(Son corps, on lui a volé quand elle avait douze ans.)

 

 

 

Daniela
 
Daniela ressemble à une baleine échouée sur le sable. Allongée sur le côté tous les jours et toutes les nuits, son énorme ventre empli des gâteaux que lui apporte chaque semaine sa cousine Anne, elle attend qu’on la remette à l’eau. Elle attend depuis plusieurs mois. Elle n’est pas triste, n’est pas heureuse, elle est clouée. Elle regarde sa grosse poitrine se lever à chaque respiration. Elle ne pense pas. Ses draps sont pleins de miettes, ça gratte. Des miettes restent collées à son flanc et dans les plis de sa cuisse. Elle les récupère avec ses doigts bouffis dont les ongles sont noirs et les porte à ses lèvres. Le paquet de biscuits terminé, elle s’assoupit bouche ouverte. Elle ronfle, elle pète.
Elle rêve qu’elle nage et ses mouvements sont fluides.
Elle se réveille, elle est toujours échouée.

 

*

les arbres
 
Les arbres dans le parc abritent des moineaux,
les arbres dans le parc abritent des secrets.
Ils sont gravés de cœurs qui déjà ne battent plus,
écorchés d’initiales qui ne veulent plus rien dire.
Leurs ombres bienveillantes embrassent les âmes folles,
qui parfois parlent au vent dessous les peupliers.
Et j’aperçois là-bas assis dans l’herbe jaune,
l’infirmier redouté – qui pleure avec les saules.

 

*

le rasoir
 
Chambre de Nina.
Julie – Je t’ai cherchée cet après-midi, t’étais où ?
Nina – En permission ! Je suis allée un peu chez moi.
Julie – T’as de la chance !
Nina – Oui, et regarde ce que j’ai apporté ! (sort discrètement un rasoir jetable)
Julie – Un rasoir ! Ils l’ont pas trouvé à la fouille ?
Nina (rit) – Je l’avais mis dans ma culotte !
Julie –  Pourquoi t’as ramené ça ?
Nina – Parce que c’est interdit !
Julie (rit) – Et qu’est-ce que tu vas en faire ?
Nina – M’épiler les jambes, déjà. Ca fait bientôt trois mois que j’ai pas pu le faire !
Julie –  Moi ça fait que deux semaines mais j’en ai déjà marre !
Nina – Je te le prêterai ! Sinon, tu sais, j’aimerais bien faire un truc pour qu’ils
le sachent, que j’ai réussi à faire rentrer un rasoir.
Julie – Arrête, tu vas avoir des emmerdes.
Nina – M’en fous, ça me fait trop marrer de les avoir bernés.
Julie – Qu’est-ce que tu vas faire alors ?
Une heure plus tard.
Julie – Putain, Nina, tu t’es rasé les sourcils !
Nina (sourit tristement) – Ouais…
Julie – Mais pourquoi t’as fait ça, t’es folle ?
Nina – Je sais pas. (silence) Ça met longtemps à repousser les sourcils ?

 

 

[photos et peintures de arthurine vincent]