et c’est pour cela, quand on se voit, c’est pour cela qu’il ne se passe rien. À chaque fois, tu me traverses, tu vois bien, t’as du mal à t’accrocher, t’as du mal à trouver une prise, y a rien à prendre, y a rien à quoi se retenir. Tu t’emmerdes, tu me regardes, fadasse, t’as envie de te tirer fissa. Tu me traverses et tu files, tu sors, rien de moi ne te retient. Tu me transperces. Involontairement ta main, ton sourire tes yeux ton regard passent à travers moi, à travers mon corps. Mon corps qui n’est plus qu’un écran de souvenirs qui défilent en boucle. Ces mêmes souvenirs qui pour toi ne sont plus que résidus d’un temps révolu se jouent de moi à tout moment et me laissent muet dans le ressassement. Tu ne racontes rien, remarques-tu. Que pourrais-je raconter, quels événements relater, insignifiants au regard de nos émotions passées, joies, peines et rages alors mêlées ? Toi, tu relates. Tes rencontres, tes sorties, tes peines et tes joies. Tu décris tes problèmes de santé, tes soucis administratifs, tu évoques tes lectures. Tu parles de ce que tu entreprends, de tes projets et de leur réalisation.
Moi-même je ne suis plus qu’un fantôme. Je n’ai que l’attente et l’absence à exprimer. Je dis toujours tu es mon fantôme mon fantasme mais le fantôme, c’est moi. C’est moi qui n’existe plus vraiment, c’est moi qui ne suis plus qu’un spectre, une ombre parmi les ombres, errant. De quand date le décès ? De notre interminable rupture, je ne sais la fin. Sans doute parce qu’elle est bel et bien interminée. Tu poursuis ton travail de sape qui à rien me réduit. Voilà c’est ça, je ne suis plus rien, plus rien qu’un ectoplasme, une peau qui recouvre un corps démantibulé, organes agglutinés, nerfs en pelote, chair arrachée de son derme, squelette en morceaux et les viscères qui suintent par tous les pores. Dans cet amas informe, tu vrilles, tu perfores, tu racles. Tu creuses une absence que tu remplis de trous. À ton corps défendant, tu me dévores de l’intérieur, souriante, carnassière, ne laissant de moi qu’une membrane rapiécée et cave. Évidé, que veux-tu que je raconte ? Je ne me projette plus au dehors, je n’ai plus rien à projeter et c’est pour ça, plus de projets. Un fantôme ne peut pas se projeter, un fantôme ça se traverse, ça ne laisse même pas un semblant d’ombre sur un mur décrépi. Dans un monde où l’initiative prime, le fantôme impuissant est là mais on ne s’en rend pas compte. Qu’il s’évanouisse, et rien ne change. Les choses suivent leur cours, insensible à cette absence voisine. Ça n’émeut personne. Tant qu’on le croise de temps à autre, nulle préoccupation ou si peu. Il finira bien par réapparaître, se rassure-t-on à bon compte. Finalement, c’est quand le corps transparent du fantôme disparaît pour de bon qu’il commence à hanter, qu’on regrette, qu’on daigne lui accorder une place. On se souvient mieux des vrais morts que des vivants effacés. Tout de même, on ne te voit plus, me dit-on à l’occasion, si je refais surface dans un sursaut d’envie. Tu as disparu de la circulation ou quoi ? Peu importe la réponse, on n’a guère le temps de l’entendre, les affaires suivent leur cours. Quelle circulation d’ailleurs ? Les coups de fil se font rares puis seuls mes pas résonnent dans le silence. Me voilà sorti du champ des projets, plus de raisons de m’appeler. À quoi sert un déplorable fantôme pour faire et pour concrétiser un projet ?
Et partout y en a, des projets qui rappellent au fantôme sa vacuité. T’as des projets pour cette année ? tu fais quoi à la rentrée ? et des projets de vacances ? des projets de sorties ? ça projette dans tous les sens, à tout va. c’est quoi ton projet de vie ? Là où on vivait, on projette de vivre et on le fait savoir et on le raconte à qui mieux mieux, on singe la vie sous les ors du projet. ton projet professionnel ? tout travail est un traquenard. ton projet militant ? la révolution n’est pas un projet. un projet de musique, peut-être ? ou de texte ? écrire est une nécessité ou une supercherie. moi, je n’ai rien à projeter, je n’ai plus rien, je ne suis plus rien, voilà c’est ça l’histoire, depuis tant d’années. Je m’évanouis faute de projets et je ne projette pas parce que je suis anéanti. Mais je fais bonne figure, je compose un visage honorable. Ces défauts, cette incapacité à agir, à avancer, je les fais passer pour un rejet de l’activisme et de l’agitation générale. En vérité, j’encaisse de n’être qu’un fantôme de l’histoire, de la traverser sans la marquer, de la contempler sans l’agripper. Alors, je truande, je transforme ma paralysie en une forme de sérénité, de bonheur et, à vrai dire, je suis dedans, je me suis coulé dedans, ce bonheur sans histoire, ce bonheur hors l’Histoire, ce bonheur pavillonnaire, du type qui vit sa petite vie anonyme. Je reste là et je mange des pizzas. Parfois avec des potes, comme on dit, instants futiles et essentiels, acmé d’une vie terne. Ou plutôt, une vie simple, une vie sans à-coup, une vie sans émotion, ça bouge mais ça ne remue pas, ça fait des allers-retours, sur l’autoroute, tous les jours, la maison, la voiture, la route, le travail, la voiture, la maison, avec une pause au supermarché pour remplir le rien, pour s’alimenter, mais alimenter quoi ? Alimenter la chaudière, alimenter la machine, alimenter le train-train. Alimenter le rien avec du rien, la vie quotidienne, le vide quotidien avec des marchandises alignées et de la nourriture en boîte. Tout’ façon, je m’en fous j’ai même pas de goût. Je mange indifféremment. Manger, c’est biologique. Comme boire, alors je bois, je fais même pas gaffe à ce que je bois, je picole, j’avale, j’engloutis, je remplis, je compense le vide par de la bouffe ou de l’alcool. Je ne goûte rien, rien n’a de goût. Le dégoût, ce n’est pas l’écœurement, le dégoût, c’est le rien également incarné en chaque chose, chaque moment, chaque situation. Tout s’équivaut et tout équivaut à rien dans le dégoût. Et quand le passage à vide est plus profond, je vais me rhabiller. Une nouvelle panoplie et disparaît le vide sous les colifichets. Jamais je n’attente à mon image, c’est tout ce qu’il reste de moi, une surface d’occupation visuelle, bien suffisante pour donner le change. Je vis dans le faux semblant, je me suis aménagé une vie plate, impeccable, irréprochable, à l’endroit où depuis si longtemps j’ai échoué.
Un fantôme, ça reste attaché à son lieu, attaché à sa demeure, là où il meurt et n’en finit pas. Là où je meurs le plus, c’est chez moi, là où je reste, carcasse de moi-même qui traîne au fond du jardin que je vais visiter aux heures creuses. Je ne vais pas sortir, qu’est-ce que je pourrais faire ailleurs, qu’est-ce que j’attends là, que tu reviennes ? que tu sois là alors que t’es là comme survit le membre amputé d’un estropié. c’est ça, j’attends que tu reviennes, que tu reviennes et que tu me dises, allez viens, viens je te sors de là, Eurydice. c’est toi Orphée, c’est toi qui dois venir me tirer de mon trou, de mon enfer, l’enfer de mon néant, le néant de mon petit coin de paradis, mon néant que je bricole, que j’échafaude, que je construis, un palais, le palais du néant, c’est très beau, c’est très coquet, c’est soigné et délicat, c’est vide et lisse mon pavillon de banlieue avec ses bibelots, son écran plat, ses jardinières et ses plantes vertes, sa cheminée et son feu, son feu derrière une vitre sécurit. Hé bien tu vois là-dedans, je me sens bien. Ça me correspond. N’être rien, ne pas faire grand-chose, pas d’enjeux, pas de passion.
Et pourtant. Et pourtant, la passion je la sens encore vivre en moi disloqué, la passion, ces blessures de nos disputes, quand on chialait dans les bras l’un de l’autre, que tu me disais t’es grave quand même, et qu’on se détestait de s’aimer. C’était excessif et jouissif, irraisonné et outrancier. On se bouffait, on se cannibalisait. L’appétit est grand dans la passion amoureuse ; on y trouve le goût de quelque chose qui fait défaut partout. La peau écran arrachée, les nerfs à vif, on fouraillait dans nos plaies respectives et on se régalait de vérité. Une vérité impérieuse aux sens qui nous éclatait à la face, une vérité en chair et en os, qu’on rongeait avec délectation. Dans la passion amoureuse, on trouve comme le goût de la chair du monde qui manque tant. On se leurre et on se complaît dans la passion amoureuse, d’autant plus investie qu’on a abdiqué nos vies en projets insipides et distractions frivoles. La passion amoureuse, c’est le plus brûlant des symboles de vie mais ce n’est qu’un contre-feu trompeur, signe d’une abdication à vivre dans l’incendie permanent.
Seulement, retrancher la passion ne revient pas à s’extraire de la résignation.
Dépassionné, voilà ce que j’suis, ce que je suis redevenu, un fantôme gros de rien, qui reprend tout le temps le même chemin, qui ne sait pas en changer, qui n’a pas plus envie d’ailleurs que d’ici. Seuls m’attirent les coins déserts où l’absence domine, des coins où il y a plus d’ombres que d’hommes, et des bêtes qui paissent dans l’ignorance de l’abattoir. Des landes retirées, qui ne changent pas, où je vais marcher seul et reprendre en pleine gueule les questions que j’esquive le reste du temps comme, très habilement, j’évite les véhicules en ce moment qui gênent mon accélération. Car je balance ça ici maintenant dans mon dictaphone alors que je roule roule roule, les genoux souillés d’éjaculats lyriques, avec tout le monde sur l’autoroute, tout le monde dans le même sens, isolé dans sa caisse et coincé dans ses petites pensées qui filent sur l’autoroute, qui défilent à toute vitesse sans qu’elles puissent s’arrêter. Sinon c’est la mort. Que je m’arrête sur la bande d’arrêt d’urgence, la bande des pneus crevés, ceux qui manquent d’air, qu’arrivent plus à avancer, qui étouffent et je crève. En voyant la mort arriver à 130 km/h, happé par le flux compact et irrésistible des bagnoles ou sous la forme d’un camion de marchandises qui m’écrasera et à vraiment rien me réduira. Alors, flippé par cette mort, bien réelle, violente, pas feinte comme celle dont je cause depuis tout à l’heure, je continue, je roule et me coule dans la file où on fonce pour aller au boulot. Ce sera encore une fois la mort au rendez-vous, mais polie, celle du travail, de la rengaine bien serrée, et les collègues à l’avenant, ça a été le week-end, le soleil, la pluie, les enfants. Quand on trouve le temps de se parler, ces discussions interstitielles, honnêtes et prévisibles, diaphanes et rituelles. Dépourvues de projets, où on goûte du bout des lèvres le temps qui passe, le temps qu’il fait, indéfiniment. En attendant