texte publié dans la quatrième reprise (novembre 2010) de la revue finiséculaire Amer, éditée par les Âmes d’Atala
version lue, diffusée dans l’émission radiophonique zapzalap :
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à Thérèse, ancienne ouvrière de l’usine Hénaff,
et à Louis
« Savez-vous, poursuivait monsieur Cloret en se dandinant,
que mon médecin prétend parfois que nous ne sommes que de la viande ?
J’ajouterai, mon cher, que je suis pas tout à fait d’accord avec lui.
Car enfin, si nous n’étions que cela, des carcasses promises au pourrissement,
un morceau de viscères répugnants, ou bien, pour reprendre ses propres mots,
« la merde qui attend la chasse d’eau », eh bien, mon petit Jérôme,
je vous le dis comme je le pense, la vie ne mériterait pas d’être vécue.»
Jean-Pierre Martinet, Jérôme
«Je n’avais même pas envie de lui avouer que j’étais tout à fait de l’avis de son médecin : nous ne sommes qu’un tas de barbaque inutile, et c’est tout.»
J-P. Martinet, ibid.
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Nous ne passerons pas par quatre chemins. Nous n’emprunterons pas les rues tortueuses du préjugé, ni les sentiers boueux de la persuasion, pas plus les routes escarpées du jargonnage, ou les autoroutes embouteillées des lieux communs. Notre postulat est simple comme la vérité ; il saute aux yeux, personne n’osera nous contredire, à l’exception peut-être de quelques culs bénis qui croient encore que Dieu est bon : l’être humain contemporain, ce valet du marchandage, élevé et parqué dans le seul but d’obéir, turbiner, trimarder, grogner, piétiner, procréer, se faire bouffer et humilier n’a jamais eu autant l’impression qu’aujourd’hui d’être une merde. C’est un constat dont il nous faut prendre acte.
Il fut une époque où le valet se savait valet ; où un valet ne valait qu’un valet, ni plus, ni moins ; l’estime de soi n’avait pas encore dévalé la pente de l’ego pour venir se vautrer dans la fosse septique de la fausse conscience. Désormais le valet, qui nie jusqu’à sa condition de valet, est convaincu de ne plus rien valoir du tout, qu’une merde. « Convaincu » n’est peut-être pas le mot juste. Le sentiment d’être une fiente est dans la plupart des cas refoulé, inavouable, déguisé, diffus mais récurrent. Rares sont les individus qui en ont pleine conscience. Rares sont ceux qui assument publiquement l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes, une bouse.
« Là où ça sent la merde / ça sent l’être.
L’homme aurait très bien pu ne pas chier,
ne pas ouvrir la poche anale / mais il a choisi de chier
comme il aurait choisi de vivre / au lieu de consentir à vivre mort.
C’est que pour ne pas faire caca, / il lui aurait fallu consentir à ne pas
être, mais il n’a pas pu se résoudre à perdre l’être, / c’est à dire à mourir
vivant. Il y a dans l’être / quelque chose de particulièrement tentant
pour l’homme et ce quelque chose est justement /LE CACA. »
Antonin Artaud, « La recherche de la fécalité », in Pour en finir avec le jugement de Dieu
Dans une société préventive, prophylactique, hygiéniste, légiférant sans cesse sur les risques et les tolérances zéro, le « complexe de l’étron » est une menace, un virus social susceptible de contaminer et de remettre en cause la confiance aveugle sur laquelle le système se repose. Pire : cette organisation sociale vacillante est dans l’incapacité de freiner la propagation de cette crise morale symptomatique dont elle porte l’entière responsabilité. Elle ne sait plus que nous divertir, détourner notre attention sous un déluge incontinent d’informations, d’images et de sons inconséquents. Il lui faut un brouhaha continuel quand le silence et, plus encore, le mutisme, devient suspect. Et il ne nous resterait plus qu’à nous taire, nous terrer, plutôt que d’avouer l’inavouable qui aurait de toute façon toutes les chances de ne pas être entendu. Cette puissante dépréciation morale que représente le « complexe de la chiure » ne doit pas éclater au grand jour.
Il en va de l’hygiène et du confort social, de la bonne tenue de l’ordre régnant ! Il faut continuer à faire bonne figure. Sauver les apparences. C’est tout ce qui reste à ce système coprophage, son seul impératif.
C’est pourquoi notre époque est si approximative, si confuse, bavarde, festive, bruyante, répétitive. Et que nous devons y supporter les gesticulations et le baragouinage machinal du chef de rayon et du responsable marketing, de l’animateur culturel et du pauvre artiste, du flic et du citoyen responsables, tous pères et mères de famille à leurs interminables heures perdues. Il est devenu urgent d’en finir avec la duplicité contemporaine, le baratin et les jérémiades. Nom de Diousse !
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Lorsqu’après un repas l’estomac vous tiraille,
Que tout au fond de vous le haricot travaille…
Qu’il est doux de penser que bientôt, pas très loin,
Vous courrez prestement pour chier dans un coin.
Versification attribuée à V. Hugo
Cette impression forte, quasi fétide, d’être parvenu au stade final de l’avilissement et du déni de soi, cette incapacité à se considérer autrement que comme une chiure du fondement, ce sentiment d’être pire que rien est si répandu qu’il devrait inviter la plupart des intellectuels à abandonner leurs travaux en cours pour se consacrer au plus vite au dépassement du concept marxiste classique de réification, et parler désormais, sans craindre de sombrer dans la vulgarisation théorique la plus grossière, de merdification (désignation du sentiment, généralisé, d’être une merde). C’est certainement autour de ce concept, qui n’aurait pas déplu à Freud, que se situe le paradigme moderne. Nous laissons aux intellectuels de métier le soin de l’approfondir.
S’il fallait encore une preuve à tout cela : l’expression couramment employée sur le ton du reproche « ne pas se prendre pour de la merde » montre à quel point l’humain moderne a intégré ce qui est devenu à ses yeux une qualité, une ligne de conduite à suivre : s’ingénier en permanence à se prendre pour une fiente. Remarquons que celui qui donne l’impression de ne pas se prendre pour de la merde est souvent celui chez qui le sentiment d’en être une est le plus fort. Cette assertion se vérifie également dans l’emploi du mot « merdeux », à travers lequel désormais les parents transmettent aux enfants leur honte d’exister. L’injure « enculé » peut être quant à elle interprétée comme l’expression inversée de la merdification, dans un souci d’obturation. Elle convient parfaitement pour désigner les gestionnaires de ce monde, dont les règles du jeu démocratique qu’ils animent sont parfaitement résumées dans cette confidence d’un futur ancien président, précédant son élection : « Nous en sommes à un tel niveau d’exigence que ceux qui ne peuvent pas suivre, il faut les jeter ».
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On ne me croira pas… Et je vois d’ici les haussements d’épaules du public.
A. Artaud, op. cit.
Rassurons toutefois nos proches et nos animaux de compagnie : même en ayant la certitude indécrottable d’être une merde, la conviction de l’homme moderne ne résiste pas à l’épreuve du réel. Les faits sont là : il a beau naître comme on défèque et vivre dans la mouise, biologiquement, l’humain contemporain ne peut pas être assimilé à une épreinte ! Il est ontologiquement impossible de le réduire à une déjection de l’appareil digestif détraqué d’un corps social stressé. C’est naïf et mensonger de concevoir cet être misérable comme un vulgaire étron flottant sur l’eau stagnante de la cuvette du vieux monde. S’il y a un enseignement à tirer de l’expérience humaine, c’est bien celui de ne jamais se fier aux apparences.
La limpidité de notre démonstration lapidaire nous permet donc d’affirmer, avec une aisance déconcertante, que la fameuse « honte prométhéenne » de Gunther Anders, cette « honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il fabrique lui-même » est aujourd’hui arrivée au bout de sa logique. Ce concept doit lui aussi être remplacé, actualisé par celui, plus précis, plus juste, de « merdification ». Pour rappeler la pensée d’Anders : l’homme moderne, produit de la révolution industrielle, a honte d’être devenu ; ce misérable aurait préféré avoir été fabriqué, à l’image de ce qui lui tient désormais de référence : la machine. L’homme moderne, simple mortel, angoissé par l’imperfection et l’insuffisance de sa nature singulière, s’agenouille devant la marchandise-machine, ce deus ex machina. Car celle-ci répond, d’une part, à la question de la finitude et de l’immortalité par le développement capitaliste de la production en série et, d’autre part, à la crise existentielle du travailleur en obéissant parfaitement aux impératifs du système de production. L’homme moderne se perçoit alors comme une construction défectueuse, une machine inachevée. Il n’arrive plus à suivre. Il a perdu toute la confiance qu’il avait en lui pour la vouer à la marchandise-machine. Lui qui a moins honte d’être exploité que de ne pas l’être, fait un complexe d’infériorité devant ses propres productions techniques. Il se croit alors en rivalité avec les objets qu’il produit. Mais dans cette lutte absurde, il sait qu’il ne peut gagner qu’en devenant lui-même une machine, un automate. Les cybernéticiens, qui trouvent dans ce dilemme leur raison d’être, continuent aujourd’hui encore à s’enthousiasmer de cette situation.
En prêchant les lendemains qui chantent l’avènement du post-humain (cet humain imparfait et déconcertant sauvé de la mise au rancart par l’hybridation technologique), ces têtards représentent un des derniers bastions de l’utopie. Mais la réalité vient décevoir cet optimisme scientifique mortifère qui espère encore le robot comme succédané de l’être humain. Car la merdification, ce « syndrome de la fiente », est d’une telle intensité, si répandu – ce n’est pas un geek qui nous contredirait – que l’homme moderne ne peut (et ne veut) même plus prétendre être une chose, ni être autre chose qu’une crotte et même naître autre que crotte. Le niveau de merdification est tel dans le système capitaliste actuel qu’il ne se borne plus à la simple perception de soi. Le rapport des gouvernants avec leurs sujets, des gestionnaires avec leurs ressources humaines, qu’ils considèrent naturellement comme de la merde, s’est généralisé à toute la société. Si chacun se considère comme de la merde, chacun considère l’autre, par extension et dans un souci d’égalité, démocratique, de même.
Le sentiment d’être une matière fécale ne résistant pas à l’emprise du temps (75 ans en moyenne) est si répandu et intégré qu’il offre à ce monde un avenir bouché. Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette perspective (e)scatologique nous apporte un certain soulagement.
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Tout homme a dans son cœur un cochon qui sommeille.
Auguste Préault, cité par Philippe Gille dans le Figaro du 15 janvier 1879
Si l’homme moderne a effectivement le sentiment d’être une merde, alors même qu’intrinsèquement il n’en est pas une, comme nous venons de le montrer, qu’est-il réellement ? Quelle vie mène-t-il, ou lui fait-on mener, pour avoir une telle perception de lui-même ? Et puis pourquoi une merde ? Pourquoi pas un cloporte, une huitre, un caillou, une tige, une moisissure, une coulure, une morve ? « Esclave », « valet », « larbin », « prolétaire », « exploité », « travailleur », « vendu », « marchandise », « pauvre »… : si tous ces termes caractérisent à leur façon la condition de l’homme moderne, ce n’est que dans une certaine limite, cette limite fixée par le niveau d’indifférence et de rejet de l’humain contemporain devant tous ces qualificatifs. Refusant de se considérer tel qu’il est dans ce monde (ce qui impliquerait l’effort de la révolte, du rejet, de l’insoumission), il préfère se réfugier dans le nihilisme accompli, l’anéantissement existentiel, en se considérant pire que rien, une merde installée dans un confort relatif.
Elle ne laisse pas par exemple d’étonner, cette habitude prise par les sociétés modernes de muséifier, « pour les préserver », les lieux d’exploitation du passé (anciennes mines de charbon inscrites au patrimoine mondial, usines transformées en lieux culturels, etc.) dans l’intention ultime de valoriser l’esclavage d’hier et l’acceptation de l’exploitation présente. Illustration parmi d’autres du profond mépris que l’homme contemporain porte à l’égard de lui-même.
Notre proposition est la suivante, qu’il nous suffit de formuler pour qu’elle apparaisse dans toute son évidence à toutes celles et tous ceux qui n’ont pas que de la merde dans les yeux : la condition de l’homme moderne est comparable à celle du porc, ce symbole de répugnance. Le système d’exploitation capitaliste, et plus largement la croyance en l’économie, réduit l’existence humaine à celle d’un pourceau – cette bête dont on sait encore au 19ème siècle, ce siècle embourgeoisé, que :
Méprisé de son vivant, apprécié seulement après sa mort, – à l’inverse de beaucoup de prétendus grands hommes, – le Cochon est un des nombreux exemples de l’ingratitude humaine. Ce déshérité, ce paria, ce martyr subit stoïquement, depuis des milliers d’années, le sort réservé, dans toute civilisation, aux humbles, aux faibles, aux innocents, aux malheureux.
(Bernard Prost, Les Animaux chez eux, 1882)
Pour corroborer notre propos, nous n’hésiterons pas à nous appuyer sur les résultats des plus récents travaux scientifiques, en montrant que l’homme est l’animal le plus proche du cochon.
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Le qualificatif « cochon » et ses dérivatifs ont toujours été utilisés de manière injurieuse pour stigmatiser une catégorie de personnes, un comportement, un mode de vie, une classe sociale. Jamais l’ensemble de l’espèce humaine et de ses activités – à quelques exceptions près, comme par exemple la célèbre opposition platonicienne de la cité idéale de « La République » et de la cité « naturelle » des pourceaux.
La figure du bourgeois a longtemps fait les frais de l’insulte porcine. Qu’on songe à la plume déchaînée de ce bon vieux Léon Bloy qui usait régulièrement de cette dénomination contre ses contemporains, et précisément le bourgeois, ce « cochon qui voudrait mourir de vieillesse » et qu’il haïssait de toutes ses tripes. On peut reprocher toutefois au furieux Léon sa trop grande fidélité à la divinité céleste qui l’empêchait d’appliquer l’injure à l’ensemble de la Chrétienté – ô sacrilège !Pour ne pas toutefois tomber dans l’erreur consistant à confondre le cochon et le bourgeois, il se sentit obligé de préciser, dans sa préface au premier tome de Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne :
Je demande pardon aux pauvres cochons – à ceux-là qui marchent sur quatre pieds, qui sont innocents, qui sont beaux, qui sont bienfaisants, qui sont chez les charcutiers et que déshonore avec injustice le langage humain.
Je demande pardon à ces humbles frères de les avoir – par indigence d’imagination ou pénurie de vocables – assimilés irrévérencieusement à une catégorie d’animaux puants dont la plus savante industrie des viandes serait inhabile à utiliser le moindre morceau. Pauvres chers cochons ! de qui les boudins et l’honnête lard furent l’aliment de ma jeunesse, dont la tête me parut, à dix-huit ans, le plus désirable des fromages, et qui me consolâtes si souvent par la succulence de vos pieds grillés dans la chapelure;
Ô cochons ! si aimables quand on vous fume; pélicans de l’adolescence littéraire; vous que les poètes ont le devoir de chanter sous les lauriers dont ils vous dépouillent ;
Je vous prie de me pardonner.
Le pardon de Léon est toutefois trop ironique pour être pris au sérieux, une ironie de charcutier que vous ne retrouverez pas ici, soyez rassurés. Notre intention n’est pas, en voulant comparer l’existence de l’homme moderne et celle du cochon, d’abaisser l’un par rapport à l’autre, ni de les réduire tous deux à des insultes faciles – où, pour le cochon, « homme » deviendrait aussi injurieux pour ses congénères que « cochon » l’est déjà pour l’espèce humaine. Il s’agit pour nous en toute modestie de dresser un constat, de faire état de l’existence humaine contemporaine, de l’esquisser à grands traits dans une démarche sociologique et anthropologique dépouillée de l’argutie universitaire. Le parallèle avec le cochon tombe sous le sens. Nous ne pouvions pas y échapper, au risque sinon de répéter les erreurs incalculables des critiques et théories socio-politiques d’hier et d’aujourd’hui qu’on regarde s’accumuler sans que rien ne change.
« Les bourgeois, c’est comme les cochons… », la célèbre comptine du chansonnier Jacques Brel use de la même métaphore que Léon, à l’exception notable que cette chansonnette nuit davantage à la réputation du cochon qu’à celle du bourgeois. Il est vrai au demeurant qu’en tant que Brel, le fringant pleurnicheur flamand n’a pas osé aller contre ses origines de classe – étant fils d’industriel en carton. Il a préféré critiquer non pas le bourgeois dans sa totalité, – cet exploiteur empêtré dans la médiocrité et la suffisance – mais seulement le bourgeois vieillissant et ce, en calomniant de manière éhontée le cochon. C’est bas.
La comparaison, insuffisante, car cantonnée à l’invective, entre bourgeois et cochon n’est pourtant pas hasardeuse. Elle confirme notre proposition de départ selon laquelle la condition de l’être humain réduit à n’être qu’un esclave pauvre dans un système capitaliste dominé par l’illusion économique du besoin, est à rapprocher de manière pragmatique de la condition, aussi peu enviable, du cochon moderne. Jean-Pierre Voyer l’a bien noté qui s’est servi de la comparaison porcine dans son livre Rapport sur l’état des illusions dans notre parti, mais cette fois-ci pour souligner son insuffisance, considérant que « le grand malheur de l’économie, le grand malheur de la pensée bourgeoise, c’est que cette existence terrestre de cochon n’existe plus, sinon comme pure apparence dans la pensée dominante : le moindre pauvre sur cette terre connaît désormais la marchandise, l’argent ». Il préférera par la suite utiliser le terme « pute » pour qualifier la condition de l’homme moderne – ce qui est discutable, car stigmatise en l’injuriant la catégorie particulière des « travailleurs/travailleuses du sexe » –, avant de vouer un culte à un riche bédouin terroriste. Sans contredire tout à fait les fulgurances théoriques de Voyer, nous considérons son emploi du terme cochon limité car plus insultant qu’explicatif – ce qui, encore une fois, nuit davantage à la bête au groin rose, qui n’a rien à se reprocher, qu’au bipède à station verticale civilisé. Nous réaffirmons que le système politique dominé par l’idéologie économique ne conçoit pas la vie du travailleur, cet esclave, ce larbin, autrement que comme une vie de bête et, précisément, comme une vie de cochon. Au contraire de Voyer, nous pensons que la marchandise et l’argent donnent à l’exploité l’illusion du dépassement de sa condition porcine tout en entretenant chez lui ce sentiment dépréciateur d’être une merde.
Petite parenthèse : nous nous opposons aux puristes, écologistes et autres hygiénistes sociaux, aux humanistes gestionnaires, de droite comme de gauche, publicitaires centristes, nationalistes libéraux, gauchistes réactionnaires, stalino-libertaires et autres communistes républicains, qui voudraient nier ou sous-estimer la dimension porcine de l’identité humaine. Nous les conchions, ceux-là qui prétendent avoir un programme, et en particulier ceux-là dont le programme se cantonne à l’entretien et au contenu de notre auge. Nous pensons au contraire que l’émancipation passe par l’acceptation et le dépassement, si ce n’est la transcendance, de notre état porcin.
Pour les théoriciens et les gestionnaires du système capitaliste, le but ultime de l’être humain – et nous rejoignons ici Voyer – se résume à se goinfrer et à travailler pour se goinfrer, c’est-à-dire survivre. Il ne faut pas s’étonner que l’homme moderne ait autant le sentiment aujourd’hui d’être une grosse merde. Il suffit de voir comme il est toujours plus déconsidéré et humilié, avec des conditions de vie toujours plus dégradées et falsifiées : nourriture de mauvaise qualité, logements vétustes, boulots corvéables, loisirs pauvres, relations sociales superficielles, etc. Personne n’échappe dans un tel système à cette vie misérablement besogneuse. L’illusion serait ici de croire que les riches ne mènent pas eux-mêmes une vie de cochon moderne quand ils sont la plupart du temps dénués de la conscience nécessaire à l’appréciation des conditions liées à leur rang social. Par nature, le bourgeois ne sait pas profiter du profit puisque son seul but dans la vie de bourgeois c’est le profit lui-même, c’est-à-dire la goinfrerie sans fin du goret. Dans ce monde qu’il croit être le sien, le riche n’est pas à la hauteur, il n’a aucune prestance, aucune allure, aucune noblesse d’esprit. Le riche est le rot du système. Il ne représente que le trop plein de ce monde, une excroissance, néanmoins indispensable à son fonctionnement. Le bourgeois doit se contenter d’une vie de merde très confortable. Rien d’étonnant que nous soyons si souvent tenté de le comparer, quand il nous arrive de le croiser, de par sa gestuelle et ses bavardages, au bousier.
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« Fiente de porc. Cette fiente guérit les crachements de sang.
On la fricasse avec autant de crachats de sang du malade,
y ajoutant du beurre frais, et on la lui donne à avaler. »
Collin de Plancy, Dictionnaire infernal, ou Bibliothèque universelle
sur les êtres, les personnages, les livres, les faits et les choses
qui tiennent aux apparitions, à la magie, au commerce de l’enfer,
aux divinations, aux sciences secrètes, etc., 1826.
Revenons à nos cochons. Même si notre rigueur intellectuelle nous prévient contre tout fourvoiement, il est tentant de tomber dans l’anthropomorphisme le plus simpliste en comparant les troupeaux humains aux peuplades porcines, tant la proximité entre ces deux groupes est frappante. Notons également que depuis plus d’un siècle les esclaves tendent comme un miroir à leurs progénitures, dès leur plus jeune âge, des images de cochons dans le but inavoué que ces chiards, à terme, s’y identifient (à travers la littérature enfantine, les comptines, les films, les dessins animés, les jouets, etc.). Un symbole significatif de l’esprit porcin du capitalisme n’est-il pas par ailleurs la tirelire en forme de porcelet qui a pour but de familiariser très tôt l’enfant d’esclave à la misère de l’économie ? Les origines de la cochonne tirelire sont à chercher dans la tradition paysanne d’Ancien Régime qui faisait de la truie un symbole de fertilité et d’abondance. Mais c’est la bourgeoisie qui a popularisé cet objet à partir de la révolution industrielle.
Remarque subalterne à propos de la construction de l’identité porcine (qui date, nous y reviendrons, de la Révolution française) : il est amusant d’observer le regain d’intérêt aujourd’hui en Europe pour le concept d’identité nationale, les laquais de la patrie s’apercevant, effarés, ces gens bons se prenant pour des porchers, qu’ils n’ont jamais eu d’identité que porcine.
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« Les chiens vous regardent avec vénération.
Les chats vous toisent avec dédain.
Il n’y a que les cochons qui vous considèrent comme leurs égaux. »
Winston Churchill
C’est avec la question de l’exploitation économique, et plus précisément de la domestication, qu’on peut dessiner un premier rapprochement entre l’être humain et le cochon. Comparés en effet à bien d’autres espèces, ces bestiaux se caractérisent par leur facilité à être domestiqués : soumis, dociles, obéissants, peu farouches, on les surveille sans trop de difficultés. Et, ce qui ne gâche rien, ils sont faciles à nourrir puisque, étant omnivores (et rares sont les mammifères qui le sont vraiment) on leur fait manger à peu près n’importe quoi, jusque des charognes et, cas limite, des excréments. Enfin, leur taux de reproduction est plus que convenable. On comprend mieux pourquoi l’homme et le cochon sont des viandes qui continuent à s’échanger sur le marché à des prix relativement bas.
L’histoire du cochon, qui est avant tout l’histoire de sa domestication, est étroitement liée à l’histoire de la domestication de l’homme. La domestication du cochon correspond à la sédentarisation de l’homme – c’est-à-dire à la période marquant les débuts de la domestication de l’homme par lui-même – entre le VIIe et le VIe millénaire avant Jésus-Christ (Jésus-Christ, dont nous attribuons à son apôtre Saint Thomas la prophétique formule : « qui vivra verrat »). Ce processus de domestication marque chez les suidés une séparation définitive entre le sanglier et le cochon, séparation qui voit le premier prendre l’ascendant sur le second – même si le sanglier n’est pas tout à fait le pendant sauvage du cochon. Il existe en effet le cochon sauvage, espèce de compromis entre les deux, entre l’affranchissement et l’exploitation, qui perdurera encore jusqu’à la fin du Moyen Âge. Le sanglier, symbole de liberté et d’indépendance, indomptable et solitaire (« sanglier » vient du latin singularis ; on désigne à l’origine le fier animal porcus singularis), s’est forgé à travers les siècles une réputation de guerrier, puissant et courageux, qui ne fuit jamais devant l’assaillant. Tout le contraire finalement de son frère, le cochon, et de son cousin éloigné, l’homme moderne.
Au Moyen Âge, le cochon domestique, à l’image de l’homme assujetti, est méprisé par la chrétienté qui réduit l’innocent animal à des penchants prétendument vulgaires, prisonnier qu’il serait de ses instincts les plus grossiers. Certains médiévaux superstitieux, ceux-là même qui n’hésitent pas à le trainer devant les tribunaux, dénoncent l’impiété de la bête chez qui, pourtant, dans un paradoxe typiquement humain, il est dit que tout est bon. Le cochon serait même diabolique, le malheureux ayant la fâcheuse tendance de ne jamais lever les yeux au ciel, signant ainsi son irrespect à l’égard du Divin. Comme le Diable, le cochon aime se vautrer dans l’ordure. On lui reproche de consacrer l’essentiel de son temps à renifler le sol (le cochon a un odorat très développé), à l’affût d’une matière plus ou moins comestible à gnafrer. En définitive, les autorités religieuses reprochent au cochon ce qu’elles reprochent à leurs ouailles : impiété, gourmandise, luxure, ignorance… Ce reproche fait au cochon (et, par extension, à l’homme) de préférer la terre au ciel – signe ambivalent de la tête baissée qui manifeste la soumission mais également le dédain à l’égard de l’autorité – expliquerait qu’aujourd’hui encore les équarrisseurs dépècent le cochon en le suspendant par les pattes arrière… Et que les enfants humains continuent, par instinct, à jouer au cochon pendu… Mais nous nous égarons.
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Le monde est une vraie porcherie.
Bérurier noir
Avec le mouvement d’urbanisation que traverse le Moyen Âge, le statut de nombreux porcs change : de porcs ruraux, les voilà désormais urbains. Les citadins voient leurs cochons vagabonder, traîner les rues, ce qui n’est pas sans causer parfois quelques désagréments. Mais le porc urbain a son utilité puisqu’on lui attribue très tôt l’activité, ingrate, d’éboueur. Par la suite, avec l’augmentation de la quantité de déchets générée par l’intensification de la production et le développement industriel, le porc-éboueur laissera la place à son double, l’homme-éboueur. Il faut tout de même reconnaître au quadrupède son zèle déployé à nettoyer les rues – supérieur en cela à l’homme, à tel point que, dans de nombreuses villes, des murs sont érigés autour des cimetières pour que les porcs ne viennent pas déterrer les cadavres, menaçant au passage de dévoyer le boulot du fossoyeur.
Cette vie de cochon va radicalement changer avec la révolution industrielle. Et là encore, le lien entre le cochon et l’être humain est saisissant : c’est l’apparition de la porcherie, de l’élevage en batterie, ce parcage en masse dans des bâtiments spécialement affectés à l’élevage, où chacun ne dispose durant sa vie que d’un espace restreint pour vivre et se déplacer. La condition porcine du XIXe siècle, concentrationnaire, s’inscrit dans le même mouvement que celui de la condition ouvrière. C’est à partir de cette époque qu’il faut relier la vie du porc moderne à celle de l’esclave salarié. Il n’y a pas de hasard. Certains humains qui, mal intentionnés et aigris, reprochaient auparavant au cochon sa paresse, son inutilité foncière à passer ses journées à se rouler dans la boue en ronflant sont aujourd’hui démentis. Ils seraient bien obligés de reconnaître que désormais le porc, comme l’homme, est condamné à en chier toute sa vie.
Le cochon et l’être humain restent les animaux les plus exploités dans le monde.
Il est intéressant de noter également, suivant les dires de Michel Pastoureau, que « l’élevage intensif puis industriel du porc au XIXe siècle est né à la fois de la diffusion de la pomme de terre et de la prolifération des déchets d’une société sans cesse plus nombreuse », qu’il s’agisse des déchets issus des industries agricoles ou des déchets urbains (eaux grasses, eaux de lavage, résidus industriels, etc.). Le traitement de tous ces résidus a donné naissance à des farines spécifiques permettant de nourrir un nombre toujours plus important de porcs. Ce qui confirme le caractère coprophage de la société industrielle qui, transformant l’homme en marchandise, a, dans une relation de cause à effet, fait de lui un déchet.
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« A propos, qu’est devenu le bébé ? J’allais oublier de le demander. »
« Il a été changé en porc, » dit tranquillement Alice.
Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles.
La comparaison entre l’homme et le cochon pourrait s’arrêter là. Mais nous éluderions alors un autre point que la plupart de nos contemporains, toute confession religieuse confondue, se refusent toujours à voir en face et qui pourtant relève du truisme le plus criant : les ressemblances physiques entre les deux bêtes. Cette proximité physique est telle que dans certaines situations inconfortables, il nous arrive de ne plus savoir à qui nous avons affaire : un porc ou un être humain ? Pour ne citer qu’un exemple, révélateur mais malheureux pour le cochon : cette similitude conduit depuis quelques temps à désigner sous le vocable « porc » tout salarié de la maison poulaga, alors que, par tradition, le condé est associé, en France tout au moins, à la volaille. Dans les pays anglo-saxons, la ressemblance entre l’homme en bleu et l’animal rose est plus frappante encore. Elle est attestée par l’emploi, depuis longtemps rentré dans le langage courant, du mot pig pour désigner la flicaille.
D’un point de vue anatomique et biologique, la constitution de l’homme est très proche de celle du cochon. Il suffit de comparer le nourrisson et le porcelet : difficile à première vue de les distinguer. Dans de nombreux milieux ruraux, en des temps pas si reculés (dans les campagnes d’Europe mais aussi en Asie ou en Océanie), il n’était pas rare d’offrir le même traitement aux deux bestioles, parfois même les élevait-on ensemble.
Aucun petit d’animal, en effet, ne ressemble davantage à un nourrisson qu’un porcelet. En Europe, la couleur de la peau vient même renforcer cet apparentement : depuis que les cochons sont roses, c’est-à-dire depuis le 18ème siècle [n’en déplaise aux défenseurs blancs de la la race pure, le cochon est, à l’origine, noir, nda], il n’y a guère de différences entre un bébé humain et un bébé porcin. Il est du reste probable […] que la chair de l’un et celle de l’autre ont un goût très voisin. Le boucher infanticide de la légende le savait déjà.
Michel Pastoureau, Le Cochon. Histoire d’un cousin mal aimé, 2009.
Au Moyen Âge, les apprentis médecins étudient l’anatomie humaine à partir de la dissection de la truie et du verrat (et de l’ours, éventuellement). Sous l’Ancien Régime, les artistes peintres peignent les entrailles de cochon pour leur ressemblance avec celles de leurs congénères. La taille des organes internes du cochon est identique à celle des humains. Aujourd’hui, en raison de cette proximité biologique, le cochon, transformé en cobaye, est utilisé en recherche médicale et dans des applications thérapeutiques. Leurs peaux sont également très proches ; le cochon partageant en effet avec l’homme cette malchance épidermique d’avoir des coups de soleil. Autre chose : le cri du cochon fait écho au cri humain. L’homme le considère d’ailleurs comme le cri le plus effrayant du monde animal (ce cri pourrait atteindre les 115 décibels). C’est certainement pour exorciser cette peur que les humains ont créé un concours international du cri de cochon dont les championnats de France se déroulent à Trie-sur-Baïse, dans les Hautes-Pyrénées. Le vainqueur 2010 est Noël Jamet (champion du monde 2009) qui a remporté le concours avec un cri, jugé par les experts, de « cochon qu’on emmène à l’abattoir ».
Cette proximité biologique entre les deux bêtes explique aussi le « malaise » qui frappe aujourd’hui les salariés des grandes porcheries industrielles en France. Selon des chercheurs de l’INRA, les ouvriers porchers vivraient de plus en plus mal les mauvais traitements infligés à leurs cousins. Ce malaise s’illustrerait par l’augmentation des suicides et des dépressions au sein de la profession porchère.
Autre similitude qui rapproche familièrement l’homme du cochon, sans aller jusqu’aux supputations zoophiliques : la sexualité. On notera par exemple, à la différence de nombreux autres mammifères, que l’acte sexuel chez le suidé est, comme chez l’être humain, relativement long. Plus troublant encore : il a été observé que lors de l’accouplement, le verrat émet des grognements comparables à ceux du mâle humain, ce vieux cochon. Ajoutons à cela que la luxure, que toutes les grandes religions monothéistes perdent leur temps à condamner, est symbolisée chez les chrétiens par le cochon depuis la fin du Moyen Âge – ce rôle étant auparavant dédié au chien. La religion est ainsi parvenue à associer sexualité et saleté. C’est ce qui donnera au qualificatif « cochon » le double sens de lubricité et de malpropreté, en y rattachant l’obscénité et la perversité. Ce qui est révélateur du mépris qu’a toujours porté à l’égard de ses troupeaux de fidèles la religion, qui est peut-être la première institution à avoir considéré et jugé l’homme au travers de son double, le porc (et inversement). Aller jusqu’à dire que l’origine des religions est à chercher dans cette ambiguïté existentielle de l’homo porcus, il n’y a qu’un pas que nous nous abstiendrons de franchir. Faute de preuves.
« […] il y a toujours eu un mélange d’attrait et de rejet à l’égard du cochon, qui demeure encore aujourd’hui. Pour moi, cela vient de son cousinage biologique trop grand avec l’homme. Ne serait-ce que par sa morphologie interne, le cochon est très proche de l’homme. D’ailleurs on tire toutes sortes de produits médicaux du porc (beaucoup plus que du singe) : l’insuline, les glandes surrénales du cochon sont utilisées aussi, on lui emprunte des morceaux de peau… Les médecines antique, puis arabe médiévale le savaient déjà, et la médecine contemporaine le confirme pleinement : à l’intérieur, c’est tout pareil ! À tel point qu’on sait greffer des organes porcins sur des hommes. Une truie peut même être mère porteuse d’un embryon humain le temps d’une opération chirurgicale ! Je ne sais pas quels troubles psychologiques on garde d’avoir été dans le ventre d’une truie, mais ça s’est fait, au Canada. »
Michel Pastoureau, « Le cochon est toujours coupable », in Le Nouvel Observateur, mai 2009.
À côté de ces ressemblances physiques, de nombreux tests scientifiques depuis le 19ème siècle ont démontré une intelligence très développée chez le porc. Seuls des abrutis peuvent encore croire le cochon con. Le cochon, comme l’homme, est un animal social, si ce n’est grégaire, curieux et affectueux. Pour preuve, et pas des moindres, de son niveau de civilité : c’est le seul animal, avec l’homme, à qui il faut un espace spécifique pour faire ses besoins – le cochon se refusant à faire sur sa paillasse. D’ailleurs, les spécialistes ont depuis longtemps démenti l’accusation selon laquelle le porc est un porc. Si le cochon aime à se rouler dans la boue, à défaut de prendre régulièrement des douches ou des bains comme le fait son cousin humain, c’est pour une raison simple : le cochon sue beaucoup.
Dans son plaidoyer Le cochon datant de 1882, l’historien Bernard Prost, s’évertuant à démontrer l’intelligence du cochon, rappelle un passage, certainement avéré, de l’Histoire naturelle de Pline narrant que « des pirates s’étaient emparé d’un troupeau de porcs et l’emmenaient dans leur bateau ; ils s’éloignaient de terre, poursuivis par les cris désespérés du berger, quand les prisonniers, dociles à la voix de leur maître, eurent l’esprit de se jeter tous du même côté de l’embarcation pour la faire chavirer et purent ainsi regagner le rivage ».
Nous nous permettrons de conclure notre démonstration sur l’intelligence porcine en remontant aux années 30 avant Jésus-Christ, pour saluer le Romain Varron, fin observateur et précurseur, qui affirmait déjà dans son traité d’agriculture De re rustica que le porc était l’animal domestique le plus intelligent – il oubliait simplement de préciser : avec l’homme.
« «Nous allons dresser un millier de porcs à patrouiller autour des villages, à repérer les terroristes embusqués et à détecter des armes dans un large périmètre. En outre, ces animaux sont considérés comme dangereux par l’islam et, selon la foi musulmane, un terroriste qui a été au contact d’un porc n’a plus droit aux sept vierges qu’on lui promet au paradis.» Ben-Yaakov [directeur de Ha’Gdoud Ha’Ivri (Le bataillon hébreu), nda] indique que les porcs seront achetés grâce à des dons financiers et seront fournis essentiellement par le kibboutt Lahav, dans le Néguev, qui est déjà spécialisé dans le dressage de cochons renifleurs de mines. »
« Les cochons de garde de Judée-Samarie », article de Maariv,
repris dans Courrier International, 06/11/2003.
Il faut certainement comprendre le tabou religieux qui pèse sur le porc, en particulier chez les Musulmans et les Juifs, comme l’expression d’un malaise existentiel de l’homme face à son double porcin. La religion se caractérise par un déni de la bestialité humaine, un refus de considérer la part animale de l’homme. Le rapport qu’entretiennent les principales religions monothéistes avec les porcs est à chercher dans ce mépris de la vie terrestre, et en particulier de l’homme et de son corollaire, le cochon. Dieu a fait le porc à l’image de l’homme.
Les Juifs et les Musulmans ont tabouisé le porc, en s’interdisant notamment de le manger, non pas pour des raisons hygiéniques et climatiques – ces explications sont aujourd’hui largement réfutées – mais parce que, plus plausible, l’image que le cochon renvoie à l’homme distille chez ce dernier un profond malaise existentiel, qui remet en doute sa véritable nature, un doute que ne peut tolérer l’autorité religieuse. Il ressort deux grandes hypothèses qui tendent à expliquer ce tabou : la première est la question du cannibalisme ; cette impression pour l’humain, en mangeant du cochon, de manger un de ses congénères. La ressemblance est telle entre l’homme et le cochon que certains chercheurs affirment que la chair humaine (et notamment de l’enfant) a un goût très proche de celui de la chair porcine. « Les rares témoignages dont nous disposons de la part d’humains ayant mangé de la chair humaine soulignent tous que ça a le goût du cochon. Ce qui n’est pas étonnant puisque le patrimoine génétique commun est considérable. On dit toujours que c’est admirable dans le cas du chimpanzé, qui a 97% d’ADN commun avec l’homme, mais chez le cochon, c’est 95% ! » (Michel Pastoureau). La seconde hypothèse est la difficulté, pendant longtemps, qu’ont eu les humains à ranger le porc dans une catégorie répertoriée, à le classifier dans une famille ou une espèce animale connue. Perplexes, ils ne comprenaient pas que la bête avait, comme tous les ruminants, le sabot fendu, alors même qu’elle ne ruminait pas…
« Vous ne mangerez pas le porc, qui a la corne fendue et le pied fourchu, mais qui ne rumine pas :vous le regarderez comme impur. »
Lévitique, XI, 7.
Le cochon n’échappe évidemment pas à la déconsidération et au mépris dans la religion chrétienne, même si la relation que celle-ci entretient avec l’animal a toujours été ambivalente – que l’on songe à Saint Antoine, cet anachorète du IVe siècle qui aimait se promener avec ses cochons ; le culte voué à celui qui deviendra le patron des charcutiers a même fait du cochon un symbole de régénérescence et de guérison. Une des raisons de la tolérance chrétienne à l’égard de cet animal satanique est le souci de se démarquer et de se distinguer, avec provocation et ostentation, du Judaïsme. Dans un système d’inversion témoignant de sa virulence anti-judaïque, le Christianisme a par exemple durant tout le Moyen Âge utilisé le cochon pour désigner le Juif, « ce mangeur d’enfants » – aujourd’hui, c’est le Musulman qui fait les frais de ce genre d’attaques et de stigmatisation.
Toutefois, le porc n’a pas toujours eu une image négative : dans de nombreux rites antiques, le verrat ou la truie sont liés symboliquement aux moissons, à la nature fertile, à la fécondité. À en croire Virgile, la truie d’Enée aurait mis bas 100 30 porcelets à l’endroit même où son propriétaire fonda la ville de Lavinium. Enée étant, suivant la légende, l’ancêtre de Romulus et Remus, il n’y a qu’un pas pour faire de sa truie l’ancêtre de la célèbre louve romaine.
En outre, l’interdit du porc dans les religions juive et musulmane est à relativiser. Aujourd’hui, Israël autorise des élevages de l’animal impur dans certaines de ses régions, et on omet généralement de dire que le Coran consent à ses ouailles, sous certaines conditions exceptionnelles, à manger du halouf, Dieu n’est pas chien.
« 172. Ô les croyants ! Mangez des (nourritures) licites que Nous vous avons attribuées. Et remerciez Dieu, si c’est Lui que vous adorez. 173. Certes, Il vous est interdit la chair d’une bête morte, le sang, la viande de porc et ce sur quoi on a invoqué un autre que Dieu. Il n’y a pas de péché sur celui qui est contraint sans toutefois abuser ni transgresser, car Dieu est Pardonneur et Miséricordieux. »
Sourate II, 172-173.
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« Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. »
Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant IV
Comme l’a très bien montré Michel Pastoureau, les relations qu’entretiennent les deux bestiaux qui nous intéressent ici sont ambivalentes, si ce n’est ambiguës, faites à la fois d’attirance et de rejet, d’affection et de répulsion. L’explication la plus plausible est à rechercher dans ce cousinage, cette ressemblance physique, biologique, conduisant l’homme moderne à percevoir le cochon comme un reflet de lui-même. Le regard de l’homme moderne se perd dans le regard du cochon qui lui rappelle en retour l’incertitude de son existence. La vie de l’homme moderne est, à l’instar de celle du porc moderne, problématique, puisqu’il n’y aurait plus de raison d’être. Toutefois, si la ressemblance entre les deux bêtes est aujourd’hui incontestable, il nous faut préciser qu’elle est la conséquence d’un long processus mimétique, de plusieurs siècles, qui s’est accéléré avec les mouvements révolutionnaires des 18ème et 19ème siècles. Cette période charnière a donné à l’homme moderne l’illusion de l’émancipation. Elle n’a été en réalité que le moment transitoire du passage d’une forme de domination à une autre, tout en faisant accroire que tout acte et toute décision politique obéirait désormais à l’intérêt commun. Or cet intérêt commun n’est que l’intérêt de l’économie. C’est l’affirmation et l’acceptation de la condition porcine de l’homme moderne qui s’est joué alors. Au nom de l’économie, la vie de l’homme moderne s’est retrouvée réduite à une vie de cochon – cantonnée à la satisfaction des besoins physiologiques – qu’il doit accepter, dès le plus jeune âge, sans grogner, sans couiner, ni grouiner.
À partir de juin 1791, avant que le Roi ne perde définitivement la tête, les caricaturistes anti-royalistes, eux, se la payent joyeusement en peignant Louis XVI sous les traits d’un cochon. Ces caricatures foisonnent et perdureront jusqu’à la fin de la Révolution.
« Cet animal a environ cinq pieds et cinq pouces de long. Il marche sur les pieds de derrière comme les hommes. La couleur de son poil est fauve. Il a les yeux bêtes ; il a la gueule assez bien fendue, le mufle rouge ; les oreilles grandes ; fort peu de crins ; son cri ressemble assez au grognement du porc. Il est vorace par nature. Il mange, ou plutôt il dévore avec malpropreté tout ce qu’on lui jette. Il est ivrogne et ne cesse de boire depuis son lever jusqu’à son coucher (…). Il est âgé de 34 à 36 ans, il est né à Versailles et on lui a donné le sobriquet de Louis XVI ».
Description de la ménagerie royale d’animaux vivants, pamphlet datant des années 1791-1792.
Cette caricature, omniprésente à l’époque, qui vise le personnage le plus élevé dans la hiérarchie sociale d’Ancien Régime, doit être interprétée sur deux niveaux : d’abord, la caricature porcine a pour objectif de rabaisser et d’humilier le roi à travers cet animal infâme, paresseux et gras, dont la seule destinée est d’être tué pour être bouffé. Il s’agit donc ici d’une attaque visant le pouvoir, à travers la mise à mort symbolique du souverain. La guillotine n’est qu’un billot de boucher amélioré. « Le cochon de la ferme doit être égorgé, c’est son destin habituel ; le cochon menaçant doit être détruit, c’est une mesure de défense. Le destin du roi/cochon paraît donc scellé dès que son substitut animal a été choisi. Ce biais permet de comprendre l’attribution à Louis XVI du signe. […] » (Collectif, L’animalité : hommes et animaux dans la littérature française, 1994). Mais sur un second plan, la caricature porcine décrit la chute du souverain qui, du sommet de la pyramide sociale tombe au plus bas, à savoir au milieu de la ferme, au cœur du monde paysan, dont le cochon est à l’époque l’animal familier. Le roi cochon chute de son trône et se retrouve au même niveau que ses sujets, sur un pied de cochon d’égalité. Il est intéressant de remarquer que la transformation zoomorphique du roi dans ces caricatures est le plus souvent partielle, ne lui attribuant qu’une partie du corps du verrat (la tête ou le corps du porc). En caricaturant ainsi le roi, avec cette indécision qui le reconnaît à la fois homme et verrat, les anti-royalistes soulignent, plus ou moins inconsciemment, la proximité qui déjà se dessine entre la condition du peuple et celle du porc. Nous voyons ici les prémisses d’une affirmation de l’identité porcine chez l’homme moderne.
Un siècle plus tard, la société marchande poursuit sa construction identitaire à travers la symbolique cochonne. Cette mise en ordre sociale, politique et économique se décrit, et se décrie, porchère et porcine. On constate par exemple que dans la deuxième moitié du 19ème siècle, jusqu’au début du 20ème, c’est-à-dire durant l’affermissement et la consolidation en France de la République, le cochon est l’animal le plus employé dans la caricature politique. Même si l’usage du cochon dans la représentation satirique remonte au moins au 16ème siècle, au 19ème siècle elle se généralise et ce, jusqu’à la Première Guerre mondiale, cette guerre fondatrice que tout le monde s’accorde aujourd’hui à qualifier, littéralement, de boucherie… inaugurant un siècle de carnage à l’échelle industrielle. Usant de tous les attributs symboliques de la bête (saleté, luxure, bêtise, goinfrerie, etc.) la caricature n’épargne à l’époque aucune tendance politique et intellectuelle, aucun groupe social ou religieux. Tout est bon dans le porc, même ses travers (cf. G. Doizy, « Le porc dans la caricature politique (1870-1914) : une polysémie contradictoire ? » in Sociétés & représentations, n° 27, 2009).
On notera également que dans les années 1920, des caricaturistes allemands comme Georges Gorz, Hans Grundig, etc. ne se privent pas d’attaquer l’intégrité physique et morale du bourgeois, en figurant ce symbole de décadence et de vulgarité en cochon – avant de l’évincer, dix ans plus tard, par la figure du porc-nazi.
Parce que le temps presse, nous retiendrons cette caricature, encore actuelle, attribuée à Walter Crane et datant des années 1890, représentant trois allégories de systèmes politiques : le premier, la « Monarchie absolue », qui montre sous la bannière « Ma volonté est la seule loi » un énorme verrat couronné qui s’empiffre, à l’écart du peuple porcin ; le second, la « République bourgeoise » décrivant sous la bannière « Libre concurrence » une foule de cochons se battant entre eux pour atteindre l’auge collective ; et le troisième, la « République sociale » qui, sous l’inscription « À chacun sa part » nous montre des porcs alignés chacun dans leur compartiment, disciplinés, qui ne font que bâfrer (notons que l’expression « République sociale » apparait au moment de la révolution de 1848 et Marx l’utilise, notamment dans La Guerre Civile en France, pour désigner un modèle révolutionnaire de type Commune de Paris).
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« Il était enfin venu, le jour où je fus un pourceau !
J’essayais mes dents sur l’écorce des arbres ;
mon groin, je le contemplais avec délice. »
Lautréamont, ibid.
Le spectacle paranoïaque et angoissé du système capitaliste confronté à l’éventualité d’une épidémie de grippe A a montré comme ce dernier est peu assuré sur son devenir, prêt, dans un mouvement de panique, à aller jusqu’à remettre en question le postulat même de l’économisme : le temps infini. La défense du système, dans un réflexe pavlovien, a été de rejeter sur le porc la responsabilité de cette pandémie annoncée, sans démontrer pour autant la culpabilité de l’animal, accusé d’être à lui seul à l’origine de ce virus grippal. Nous l’avons évoqué plus haut : le 20ème siècle, cet abattoir à ciel ouvert, ce siècle d’équarrisseurs, de charcutiers et de tripiers, a été inauguré par une boucherie, la Première Guerre mondiale. Cette boucherie s’est terminée avec la grippe espagnole (1918-1919) qui a décimé entre 20 et 100 millions d’individus, soit au moins trois fois plus de morts que la boucherie des tranchées. L’hypothèse la plus plausible quant au développement de la souche du virus de cette « grippe espagnole » est un virus mutant issu de l’interaction des populations humaines, porcines et aviaires. Faire porter scandaleusement au ladre toute la responsabilité de l’épidémie, c’est une façon d’omettre que l’homme est aussi, par nature, un parasite. Le porc en est, depuis des millénaires, à la fois le témoin privilégié et la victime expiatoire.
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Dans le monde animal, l’humain et le cochon sont des modèles d’exploitation, d’humiliation, de mépris, d’avilissement, à tel point que le cynisme ambiant ne se gêne plus pour affirmer l’inanité du besoin et de la volonté de transformer et d’améliorer les conditions de vie présentes. Ce serait, nous dit-il, comme vouloir jeter des perles aux pourceaux.
Il est amusant de constater que dans cette époque qui nous est vendue technologique, compétitive, esthétique, festive, hygiénique, en « temps réel », nous y vivons comme des porcs, que tout y est fait pour que nous nous complaisons dans un état bêtement porcin. Mais le problème, inédit dans l’histoire, est, répétons-le, que l’homme moderne a toutes les caractéristiques du cochon moderne, sans pour autant en être un.
Il est amusant enfin de constater, suivant la dialectique moderne, que si, effectivement, de l’être, le monde bourgeois nous a fait glisser vers l’avoir et le paraître, le miroir qui nous est aujourd’hui tendu nous renvoie quotidiennement l’image du goret impassible, image derrière laquelle se dissimulent tous les héros et les mythes contemporains : la vie en rose.
En définitive, toutes les images produites par la société marchande ne sont que des représentations porcines. C’est-à-dire les images fausses d’un monde qui ne l’est pas moins.