Quand je me suis levée ce matin, je l’ai trouvé sur la table de la cuisine, là où je l’avais posé hier soir. Je l’avais acheté spécialement pour l’occasion – je l’avais choisi cher, beau et solide, sans vraiment rien y connaître – et il m’attendait immobile, flambant neuf. Je n’ai pas osé le toucher tout de suite, comme si j’avais eu peur de me brûler. C’est ridicule, je le sais, mais je me suis sentie superstitieuse et je n’ai pas voulu attirer la malchance. Aujourd’hui devait être un jour spécial. Un grand jour. Il ne fallait rien gâcher. Alors j’ai bu mon bol de thé en le regardant, essayant de m’habituer à sa forme, imaginant son poids et sa texture dans ma main. Je ne savais pas trop comment le tenir, comment le manier ; je ne l’avais pas souvent fait auparavant. Puis je me suis dit qu’il valait peut-être mieux ne pas trop y penser, que le geste viendrait tout seul le moment venu. C’est ce que j’espérais, et je priais surtout pour avoir la force nécessaire.
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Lorsque je fus prête à partir, je le pris, le soupesai un instant ; il était plus lourd que je le pensais, puis le mis dans mon sac à main. J’avais décidé d’aller au bureau à pieds aujourd’hui, pour profiter de ces instants, les savourer, les faire durer le plus possible. Parce que bientôt tout serait différent. Pendant les quinze minutes qu’ont duré le trajet, j’ai regardé autour de moi, les maisons, les automobiles, le ciel, les chats, les gens que je croisais. Tout me semblait beau et lumineux, j’avais le cœur léger malgré le stress qui me nouait les entrailles. Mon sac cognait contre ma hanche à chaque pas, son poids attestait d’un contenu nouveau, de ce que je m’apprêtais à réaliser. J’allais le faire, j’allais vraiment le faire ! L’excitation me gagnait au fur et à mesure que les minutes passaient. J’essayai de me rappeler quand j’avais eu cette idée la première fois, mais je ne m’en souvenais pas vraiment. Par contre, la décision, je l’avais prise un mois auparavant. Jour pour jour. Et aujourd’hui serait celui où je tiendrais la promesse que je m’étais faite. J’éprouvais un mélange d’angoisse et d’envie. J’avais hâte d’arriver, et en même temps je ralentissais malgré moi l’allure comme pour retarder l’échéance. J’ai même dû faire une pause quelques instants pour reprendre mon souffle parce que je m’étais mise à trembler comme une feuille. Mais j’ai fini par arriver à destination, et à ce moment-là, je me sentais tout à fait sereine. Je ne reculerais plus, je m’en rendis compte à cet instant, ma décision était sans appel.
J’entrai dans les locaux et saluai les quelques collègues déjà présents. J’étais calme et souriante et on me rendit mes salutations comme à l’ordinaire. Pourtant en les observant, ils me firent l’effet de figurants d’un mauvais film, évoluant dans un décor de carton-pâte. Tout sonnait faux, irréel, les bonjour, comment ça va, les sourires, les airs décidés et volontaires, les bureaux entrouverts, le cliquetis des doigts sur les claviers d’ordinateurs, comme une simulation de vie. Un théâtre absurde qui m’insupporte, mais j’ai depuis longtemps appris à faire semblant. Pourtant ce matin je n’ai pas rangé mon sac à main dans l’armoire, ni enlevé mon manteau et ne me suis pas rendue à mon poste. Au lieu de ça, je me suis dirigée directement vers son bureau. Il était fermé mais je savais qu’elle était à l’intérieur, parce que j’avais aperçu sa voiture sur le parking en arrivant. Et puis elle était toujours au travail avant tout le monde, en avance, consciencieuse et opérationnelle. Efficace. Productive.
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Je frappai à la porte, trois petits coups secs auxquels elle me répondit d’entrer.
J’attendis qu’elle se tourne vers moi, quittant des yeux l’ordinateur sur lequel elle pianotait frénétiquement et bruyamment. Ça reste encore un mystère pour moi, ce qu’elle pouvait bien écrire toute la journée sur cet écran qu’elle ne quittait quasiment jamais. Je réalisai qu’elle avait un joli visage, je n’y avais jamais vraiment porté attention, mais ça n’aurait pas dû me surprendre. J’eus une seconde d’hésitation – pendant laquelle elle me fixa d’un air interrogateur, attendant que je veuille bien lui expliquer pourquoi je l’avais interrompue – en pensant à ses enfants, mais heureusement, ça ne dura pas. Sans un mot, je sortis le marteau de mon sac et l’abattit maladroitement contre le meuble de bureau qui nous séparait et dont j’avais mal évalué la taille. Le geste était effectivement venu tout seul, mais j’avais mal visé. Le choc irradia de ma main jusqu’à mon bras et me fit chanceler. Elle en profita pour se lever et se reculer, l’air épouvantée. Mais je me ressaisis immédiatement et contournai rapidement le bureau pour assener un deuxième coup qui l’atteignit cette fois à l’épaule. C’est fou comme il s’avérait difficile de bien viser dans la précipitation. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle se mit à hurler. Elle me regardait d’un air incrédule et fou, visiblement elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle aurait dû le voir venir pourtant. Je remarquai qu’elle s’était pissé dessus. Il fallait à tout prix la faire taire, en priant pour qu’elle n’ait pas déjà alerté les autres. Cette fois je saisis le marteau à deux mains et mon troisième coup atterrit en plein sur son visage. Je sentis ses os – ses dents ? – craquer, et instantanément, le sang se mit à gicler. C’était très impressionnant, irréel, comme si ça coulait d’un robinet ! Je me suis crue dans un film. Je n’avais jamais vu autant de sang s’écouler d’une personne. Parce que ça m’a mise mal à l’aise, j’ai frappé une nouvelle fois, et elle est allée se cogner contre le mur derrière elle. Pas mal la technique des deux mains, mais j’y avais mis tellement de force que ça me faisait mal aux bras. Je réalisai qu’il y avait quelque chose de chaud sur mon visage. Machinalement je m’essuyai et ma main se couvrit de sang.
Elle avait glissé sur le sol et émettait un son étrange, comme un gémissement étouffé. Je crois qu’elle essayait de crier. Je penchai la tête vers elle et réalisai qu’il ne restait plus grand-chose de son visage. Je m’accroupis à côté d’elle et l’observai un moment. Sa mâchoire était complètement enfoncée, son nez tordu d’une étrange manière, et j’eus beau chercher, un de ses yeux semblait avoir disparu. J’eus l’impression qu’elle était en train de s’étouffer avec ses propres dents. Deux petits coups bien placés avaient suffi à causer tous ces dégâts ! J’étais plutôt fière de moi, j’y avais mis tout mon cœur.
Apparemment personne ne l’avait entendu crier, j’étais tranquille encore quelques minutes. Son gémissement s’était mué en une respiration rauque et irrégulière. Je n’arrivais pas à déterminer si elle était encore consciente, si elle savait que j’étais encore là. Je la poussai légèrement du doigt et elle tressaillit, tentant à nouveau d’émettre un son intelligible, sans succès. Elle savait que c’était moi.
Ça sentait le sang et l’urine. Ça devait être ça l’odeur de la peur. Bien. Bien.
J’éprouvais un sentiment nouveau de puissance à l’idée que j’étais responsable de ça. Elle était là, réduite à néant, à ma merci, les rôles enfin inversés. Quelques secondes et l’univers n’était plus le même.
Je l’avais changé.
Toute seule.
C’était une sensation tellement grisante que je fus tentée de faire durer le jeu, de m’amuser avec elle. Mais je savais que je n’avais pas beaucoup de temps ; il fallait en finir. Je me suis relevée et je l’ai poussée du pied. Elle s’est retrouvée allongée par terre et le sang a coulé dans ses cheveux. Ça m’a rappelé quelque chose. Les paroles d’une chanson. Melody Nelson a les cheveux rouges, et c’est leur couleur naturelle.
C’était beau.
J’ai souri.
J’ai levé le marteau à deux mains au-dessus de ma tête et me suis remise à frapper. J’ai frappé fort, frénétiquement, au hasard, tête, bras, ventre, jambes, sur son corps recroquevillé et brisé. Ça craquait, ça grinçait, giclait, éclaboussait. Et ça hurlait, et c’était ma propre voix qui hurlait. Chaque coup était une jouissance insoupçonnée, un nouveau monde qui s’ouvrait à moi. J’avais transgressé le tabou ultime, plus rien ne pourrait jamais me faire peur. Je sentais la vie bouillonner de mes orteils à mes cheveux, comme jamais auparavant. Pour la première fois de mon existence, je découvrais ce que voulait dire être en vie.
J’ai continué à frapper jusqu’à épuisement, jusqu’à me retrouver par terre, essoufflée, pataugeant dans le sang mêlé à d’autres fluides poisseux que je n’identifiais pas. La douleur dans mon dos et mes bras était cuisante, mais elle me disait que j’étais toujours vivante. Je l’avais fait, et j’étais toujours là.
À nouveau, j’ai trouvé ça beau. Cette perfection réduite à un tas de chair meurtrie, cette sainteté vidée de son âme. Finalement, elle était faillible et mortelle, comme tout le monde. Ça avait dû être un sacré choc de le réaliser.
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Je fus arrachée à ma contemplation par un hurlement. Une de mes collègues, probablement alertée par mes propres cris avait ouvert la porte du bureau et le spectacle qu’elle avait sous les yeux semblait ne pas lui plaire autant qu’à moi.
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Je ne me souviens pas vraiment comment je suis rentrée chez moi. Et pourtant, comme par miracle, j’ai refait le chemin que j’avais parcouru peu de temps avant dans le sens inverse. Je sais que mes collègues pétrifiés m’ont laissée sortir sans rien dire. Et j’ai marché d’un pas décidé me sentant invincible et euphorique. Je tenais toujours mon marteau à la main et je crois que j’ai fait peur aux gens que j’ai croisés dans la rue. J’étais dans un état second, comme dans une bulle. Je vivais un moment de pur bonheur que je savais de courte durée.
En arrivant chez moi, je suis allée directement dans la salle de bain parce que je me sentais poisseuse. En me découvrant dans le miroir, je compris pourquoi personne n’avait tenté de m’arrêter. J’étais la parfaite réincarnation de Carrie, couverte de son sang de cochon. J’avais le regard fou et je serrais si fort mon marteau que mes articulations étaient blanches. J’éprouvai même de la difficulté à déplier les doigts qui le tenaient. Je suis entrée sous la douche toute habillée et j’ai ôté mes vêtements sous l’eau froide en tremblant.
Mon euphorie est retombée d’un coup.
J’ai laissé mes vêtements ensanglantés en tas dans la douche, j’ai nettoyé mon nouveau marteau qui n’avait plus du tout l’air neuf et l’ai reposé sur la table de la cuisine, en évidence.
Puis je suis allée me coucher. Je suis vraiment fatiguée, je ne vais pas tarder à m’endormir.
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C’était une belle journée.