conservation, cryogénisation, lyophilisation,
accélération et réaction de la critique

 

 

[clavier manié par david perrache
& dessins graphite et mine de plomb réalisés par lmg-névroplasticienne]

 

 

« Vous vous rappelez certainement les histoires légendaires des voyageurs dans les terres polaires au Moyen Âge : les paroles gèlent en hiver et restent à l’état de glaçon jusqu’à la chaleur. Alors elles dégèlent et redeviennent paroles. »
Vladimir Korolenko, La Gelée, 1922

 

Martine au frigo

Le docteur Raymond Martinot aimait la vie. Ou, pour être plus précis, l’idée de la mort lui était insupportable et « grotesque » [1]. Il était gynécologue.
Le docteur Raymond Martinot aimait aussi la cryobiologie et la cryoconservation. C’est tout logiquement, donc, qu’il décida, au début des années 1970, de se lancer dans la cryogénisation, cette technique encore balbutiante consistant à conserver congelé un corps après sa mort, dans l’espoir que les progrès de la médecine permissent, dans le futur, de le ramener à la vie.
Il entreprit, à partir de 1974, dans le plus grand secret, la fabrication d’un congélateur sarcophage sur mesure, prévu pour accueillir son corps trépassé, ainsi que celui de sa compagne Monique Leroy. Une fois le sépulcre frigorifique achevé quelques années plus tard, il en informa sa chère et tendre, et lui expliqua dans le détail son fonctionnement. Plus âgé que cette dernière de treize années, il était persuadé de quitter ce bas monde avant elle. Mais l’homme de science n’était pas devin. En février 1984, ce fut Mme Leroy que la camarde vint d’abord chercher. Profondément attristé par cette disparition soudaine, notre docteur n’en resta pas moins pragmatique. Dans les instants qui suivirent l’annonce de sa mort clinique, il prit les dispositions indispensables au bon déroulement de la cryogénisation de la défunte et, assisté d’un interne de l’hôpital, il lui injecta un anticoagulant et un antigel « pour éviter au maximum les dégâts dus à la congélation ».
M. Martinot n’était pas Picard. Le meuble frigorifique dans lequel reposait désormais Monique Leroy était installé dans la crypte de leur château de Nueil-sur-Layon, près de Saumur, dans le Maine-et-Loire. Le dispositif sécurisé était prévu pour résister à toutes les catastrophes: les parois du caisson frigorifique mesuraient quinze centimètres d’épaisseur. Trois murs successifs d’un mètre d’épaisseur chacun le séparaient de l’extérieur, et diverses alarmes sonores et visuelles cernaient l’installation. Malgré toutes ces précautions, quelques mois plus tard, une panne électrique fit défaillir le système, et Raymond Martinot dut en urgence se procurer du gaz carbonique pour remettre en route l’installation. Dès lors, la discrète expérience d’hibernation fit la une des journaux.
Si à l’origine le sous-préfet de Saumur avait accordé au docteur Martinot le droit d’inhumer sa compagne dans la propriété de son château, il ne se doutait pas que l’intention réelle de l’hypothétique Hibernatus était la congélation. Lorsque Raymond mourut à son tour en 2002, à l’âge de 80 ans, après avoir confié à son fils Rémy le soin de cryogéniser son corps au côté de celui de Monique, qui s’impatientait depuis déjà vingt ans, l’administration française manifesta cette fois-ci une vive opposition. Au nom de l’ordre et de la salubrité publics, un premier jugement fut rendu interdisant au mort de rejoindre sa compagne dans le frigo familial. Rémy Martinot fit appel. Une longue bataille juridique s’ensuivit, qui se conclut en 2006 par un arrêt du Conseil d’État déclarant la cryogénisation, en tant que mode de sépulture, illégale.

Quoique on dise, nous insistâmes, dans le précédent numéro, sur le rôle joué par les techniques modernes de conservation, et en particulier la boîte de conserve, dans le développement des sociétés capitalistes occidentales et, surtout, dans la consolidation de leur régime politique conservateur qui, sous couvert de démocratie, gouverne des populations tout aussi rassasiées qu’insatiables. [2] Nous négligeâmes néanmoins une autre technique de conservation, autant progressiste et (contre-)révolutionnaire que la boîte appertisée, à savoir : le réfrigérateur. Théoriser la boîte de conserve et rester de glace devant le frigo n’avait pas de sens. Cette omission devait être réparée, ne fût-ce que pour respecter une rigueur intellectuelle à laquelle nous sommes, vous allez vous en convaincre, attaché.
La réfrigération moderne, à partir du milieu du dix-neuvième siècle, fut d’abord destinée à la conservation et au transport de la viande des abattoirs et, assez vite – mais dans une moindre mesure – de la viande des morgues [3]. On se souvient par exemple que le premier navire frigorifique, pertinemment baptisé le Frigorifique, permit de transporter en 1876 un chargement de viande de l’Argentine à la France, avec un système de réfrigération à l’éther, sur le modèle élaboré par l’ingénieur Charles Tellier. Si la réfrigération participa à l’expansion de l’industrie carnassière [4], elle n’eut pas à notre connaissance une influence notable sur le traitement de la viande humaine, nonobstant le développement et l’industrialisation des crimes de masse au vingtième siècle.
C’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que les consommateurs américains puis européens se mirent à acheter frigo, puis congélo. En 1968, 72,5% des ménages français étaient équipés en réfrigérateur, contre 7,5% en 1954. Aujourd’hui, ils sont 95%. [5] L’exemple morphéique du docteur Martinot nous montre bien de quelle manière l’usage du réfrigérateur (et du congélateur) a su évoluer et s’adapter à une demande de plus en plus exigeante. En dehors des morgues et des expériences cryogéniques, les réfrigérateurs et les congélateurs domestiques utilisés pour la conservation de la viande humaine se sont, depuis une trentaine d’années, multipliés. Les faits sont divers, qui ne laissent pas froid : un ancien restaurateur, assassiné et congelé par une femme trop possessive ; une femme enceinte assassinée et congelée par un amant trop agressif ; un père qui conserve depuis sept ans dans un congélateur le corps de son fils mort d’une leucémie ; une femme retrouvée morte avec ses deux filles dans le congélateur familial ; sans parler des nombreux cas de bébés congelés à leur naissance. Conserver, dissimuler, occire… Oui, mais voilà : les performances de la réfrigération et de la congélation sont parfois surestimées. Comme le confia avec morgue le cannibale japonais Issei Sagawa, en 1981, aux policiers de la brigade criminelle de Paris: «Si j’avais eu un congélateur, vous ne m’auriez pas retrouvé.» [6] Frighorrifique.

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« Il suffit que la température du corps baisse de deux degrés, et la conscience se glace… c’est la loi de la nature… Il n’y a que l’égoïsme qui ne gèle pas et la lâche hypocrisie pharisienne… »
Vladimir Korolenko, La Gelée

temps de la conservation et conservation du temps

Mais revenons à l’idée générale de conservation. Et n’ayons pas de scrupule à rappeler des évidences : la conservation est inséparable de la question du temps puisque, par définition, elle est provisoire. Dire par exemple que la conservation des aliments a d’abord pour but de remettre à plus tard leur consommation relève du truisme. C’est aussi le cas de M. Martinot qui, en se cryogénisant, souhaite remettre à plus tard sa mort (si ce n’est sa vie). Nous n’ignorons pas non plus que la conservation, tout au moins alimentaire, implique une date d’expiration – la durée de conservation étant d’ailleurs un des critères pour juger de la qualité d’un système conservateur. M. Martinot, pour sa part, estimait la date d’expiration de son expérience cryogénique aux alentours de 2030, période où, d’après lui, la science serait en mesure de ressusciter son couple surgelé.
Néanmoins, l’idée de conservation est souvent associée, en dépit du bon sens, à l’espoir d’une durée indéfinie, quand elle n’est pas infinie. Être en mesure de pouvoir conserver pour toujours, la mortelle humanité en rêve depuis des millénaires. Si nous savons que toute chose a une fin sur cette planète, il nous arrive encore, dans un déni de réalité, d’espérer l’immortalité, la résurrection, l’éternelle jeunesse, à défaut de l’éternel retour. Ce refus de reconnaître une fin à toute chose est une conviction encore très répandue dans ce monde moderne du progrès et de la raison. Nous considérons même qu’il représente un fondement de l’économie capitaliste, économie pour laquelle le profit est sans fin et n’a pour but que le profit lui-même. Après s’être débarrassée, dans une certaine mesure, de l’eschatologie religieuse, la société industrielle a pu, grâce à une force de frappe jamais vue dans l’histoire, afficher une arrogance technicienne indiscutable et illimitée.
Mais paradoxalement, c’est bien parce qu’on sait que tout a une fin que le souci de conservation est aujourd’hui présent dans toutes les sphères sociales, parfois de manière obsessionnelle. Avec un impératif, celui de conserver le plus longtemps possible. Si notre culot théorique eût été sans limite, nous pourrions d’ailleurs affirmer qu’une des grandes différences qui distingue le passé artisanal de la modernité industrielle est l’allongement des durées de conservation (des aliments, des vies, des choses).
L’expérience du docteur Martinot, aussi touchante que pathétique, est au cœur de ces contradictions inhérentes à l’inadmissibilité de la finitude. L’intérêt, selon nous, de l’expérience du docteur, ne réside pas tant dans l’idée de savoir si celle-ci est réellement en mesure de fonctionner, mais plutôt ce que représenterait un allongement significatif tant espéré de la durée de vie. C’est bien beau de vouloir ressusciter pour persister à vivre très longtemps – si ce n’est éternellement – dans un monde qui n’a pourtant, à nos yeux, que peu d’attrait, encore faudrait-il en connaître au préalable les conditions et les modalités: le ressuscité vivrait-il plus longtemps tout en continuant à vieillir pour finalement rendre l’âme au bout de quelques siècles ? La science lui permettrait-elle au contraire de vivre vieux éternellement ? Ou lui permettrait-on de rajeunir afin de vivre en pleine forme le temps que dure l’éternité ? Etc. Autant de questions que nous conseillons aux candidats à l’immortalité d’envisager avant qu’ils ne se laissent aller dans les bras démiurgiques de la science. Ce ne sont pas ces grandes figures devant l’éternel que sont Jésus, Highlander, Dracula, Peter Pan ou encore le comte de Saint-Germain qui nous contrediraient.
L’envie de prolonger la vie a de tout temps et de diverses manières occupé l’esprit humain. [7] Le refus de mourir du docteur Martinot renvoie aux mythes antiques, notamment à celui de Tithon, prince troyen à qui Jupiter fit don de la vie éternelle, mais dans un état de vieillissement progressif, ou encore au mythe du berger Endémion qui, pour conserver sa jeunesse, resta plongé dans un sommeil éternel. Mais l’histoire de nos deux amants se regimbant contre la mort, Raymond et Monique, s’inscrit également dans cette longue tradition romantique où les poètes considéraient que « l’amour et la mort n’est qu’une même chose ». À une nuance près : si le souhait des poètes était de rejoindre l’amour dans la mort, le romantisme médicalement assisté de Martinot – poésie positiviste – consistait plutôt à vouloir redonner vie à l’amour mort. [8] Ajoutons à cela que si personne ne pouvait réellement s’opposer aux retrouvailles des rimailleurs d’autrefois et de leur amour défunt, Martinot, quant à lui, se retrouva coincé par le code pénal, ce pavé prosaïque de la littérature administrative, dont le but est de maintenir, tant bien que mal, l’ordre et les traditions. Le rêve d’immortalité de M. Martinot s’évanouit sur décision d’un juge. Glaciale et lugubre engeance.
Pour ne pas finir, rappelons que l’idée cryogénique du docteur Martinot n’est pas nouvelle. Sans remonter à Mathusalem – qui vécut, ce n’est pas négligeable, 969 ans –, le docteur Léopold Turck [9], au milieu du dix-neuvième siècle, s’il croyait aux vertus de la fée électricité pour allonger la durée de vie de l’être humain, avait également envisagé de chloroformer des patients « afin de les plonger dans un long sommeil, sorte d’hibernation destinée à conserver et à refaire leur potentiel biologique » [10]. Nous ne pensons pas nous tromper en affirmant que si le docteur Turck était né un demi-siècle plus tard, il aurait préféré au chloroforme la congélation. C’est donc au vingtième siècle, dans les pays dits communistes, d’où nous fut annoncée la venue imminente de « l’homme nouveau », que nous trouvons un récit très proche de l’expérience du docteur Martinot : dans un livre de science-fiction intitulé Combat contre le temps et publié en 1958, c’est-à-dire en pleine guerre froide, l’auteur russe Valentina Juravliova nous narre l’histoire d’un médecin, atteint d’une maladie incurable, et dont les fonctions vitales sont suspendues par le froid pendant dix-neuf ans. Après le triomphe du communisme qui est parvenu à éradiquer toutes les maladies et la vieillesse, le mourant est réanimé.
Dix ans après ce récit plein d’espérances, sort au cinéma en France son pendant occidental, à savoir la comédie vaudevillesque Hibernatus. L’imaginaire étant ce qu’il est, il nous est difficile de ne pas voir en Martinot un Louis de Funès, en moins excité. D’ailleurs, une question nous taraude : dans quelle mesure ce film ne fut-il pas une source d’inspiration pour le docteur Martinot ? Nous craignons que cette question cruciale ne reste à jamais sans réponse.
Comme nous l’évoquions plus haut, on ne peut pas appréhender sérieusement la question fondamentale de la réfrigération en la séparant de celle de la temporalité. Elle entretient un rapport très étroit, si ce n’est consubstantiel – n’ayons pas peur des mots – au temps. Cette technique de conservation a d’autant plus à voir avec la temporalité que nous savons désormais, grâce à la physique, et plus particulièrement la thermodynamique, que les phénomènes du chaud et du froid doivent être compris en rapport avec la question de la vitesse. La chaleur se mesure en effet en fonction du degré d’agitation des particules, le froid n’étant qu’un ralentissement de cette agitation. C’est ce qui fait dire parfois que seul le chaud existe, le froid n’étant alors qu’une absence de chaleur. Si la limite de la chaleur est théoriquement indéfinissable, celle du froid (c’est-à-dire de l’immobilisme absolue des particules), est fixée au zéro absolu, à savoir -273,15°C. Or cette température est théorique et inatteignable, les particules contenant toujours une quantité de mouvement non nulle.
Dans cette perspective, la mort devient le passage inéluctable du chaud (37°C) vers un froid relatif. Dans le cas de M. Martinot, et de la cryogénie en général, nous assistons à une sorte de bouleversement ontologique de ce passage de vie à trépas puisque, d’un froid réfrigéré (4°C), nous passons directement à un froid surgelé (-55°C). [11] Ce qui, du point de vue d’une particule, n’est pas la même chose.

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Le souci généralisé de conservation des sociétés modernes, quelle que soit la forme qu’il puisse prendre – conservation des aliments, du patrimoine, de l’écosystème, de son emploi, de sa jeunesse, de sa santé, de sa vitalité, de son standing matériel, etc. – est d’autant plus prégnant que le rapport au temps des individus y est de plus en plus intense et complexe. Le philosophe Hartmut Rosa, dans son livre Accélération [12], décrit dans le détail de quelle manière le phénomène spectaculaire de l’accélération temporelle, en marquant une rupture avec les sociétés antérieures, participe à la définition du paradigme de la modernité. Cette accélération se situe d’ailleurs au cœur de l’économie, où les notions de productivité, de rentabilité, de plus-value, d’obéissance, de contrôle, etc. n’ont de sens qu’entendues dans le rapport qu’elles entretiennent avec la vitesse. Le sens de la célèbre formule de Benjamin Franklin « Time is money », qu’on voudrait croire usée ou galvaudée, n’en est au contraire jour après jour que plus tangible et substantiel puisque le temps ne cesse de coûter toujours plus d’argent. Néanmoins, Rosa insiste sur le fait que l’accélération touche non seulement la sphère productive mais toutes les sphères de la société. Ce processus accélérateur explique, selon lui, ce malaise diffus que partage une grande partie des individus des pays industrialisés, face à une réalité qui semble leur échapper: sentiment de n’avoir plus prise sur le cours des choses, de manquer toujours plus de temps alors que, paradoxalement – pour ne donner qu’un exemple – le temps dit « libre » n’a jamais cessé d’augmenter depuis la fin du dix-neuvième siècle. [13] Dans cette perspective, on comprend mieux pourquoi ce souci de conservation est aussi répandu quand il peut être interprété comme l’expression d’un désir d’arrêter le temps, ou tout du moins de freiner cette accélération. D’après Hartmut Rosa, l’accélération du développement capitaliste et commercial à partir du dix-huitième siècle a conduit à un « changement significatif du tissu temporel » [14]. Cette accélération sociétale a d’abord pris la forme d’une accélération technique (transports, production, communication), puis d’une accélération du changement social (« accélération de la société elle-même »), auxquelles se rajoute enfin une troisième forme d’accélération, l’accélération du rythme de vie, qui correspond au sentiment généralisé du manque de temps, ce qu’il appelle la « famine temporelle ». Celle-ci « peut être définie comme l’augmentation du nombre d’épisodes d’action ou d’expérience par unité de temps, c’est-à-dire qu’elle est la conséquence du désir ou du besoin ressenti de faire plus de choses en moins de temps ».
Cette idée de famine temporelle renvoie à l’expérience de M. Martinot, ce Mister Freeze qui n’a pas assez d’une vie pour vivre. La mort est à ses yeux un non-sens, « grotesque » pour reprendre ses dires. Elle devient cet arrêt brutal et irréversible alors que tout, autour de l’absurde cadavre, continue de s’agiter. La foi du docteur en un progrès scientifique sans limite représente, comme on l’a vu, le rêve christique de la résurrection, le rêve divin de l’immortalité. Rosa explique d’ailleurs que « la force motrice de l’accélération est également alimentée par une promesse culturelle forte : dans la société moderne séculaire, l’accélération sert d’équivalent fonctionnel à la promesse (religieuse) de vie éternelle ». Martinot est enfermé dans ce paradoxe puisqu’il entretient simultanément une foi quasi irrationnelle en un progrès scientifique illimité [15] et ce rêve primitif de l’immortalité. Si la plupart des gens souhaitent vivre le maximum de choses dans leur vie, ils savent que leur temps est compté. La surenchère de Martinot consiste à vouloir vivre le maximum de choses éternellement. La durée de vie de Martinot ne le satisfait pas. Finalement, ce mort qui se voudrait vivant n’a d’autre souhait que celui de prolonger le plus longtemps possible son insatisfaction existentielle.
Les Anciens avaient, paraît-il, une tendance à idéaliser le passé. Un des arguments utilisé pour démontrer qu’« avant c’était mieux » était celui de la longévité de leurs lointains ancêtres – Mathusalem en tête – incomparablement supérieure à celle de leurs contemporains. À partir du siècle des Lumières, cette tendance passéiste et pessimiste s’inverse significativement, laissant la place à l’émergence d’une foi optimiste dans le progrès humain. Idéalisation du passé contre idéalisation de l’avenir. Ce mouvement de fond autorisa par exemple l’illustre lumière Condorcet, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), à prévoir dans le futur un allongement illimité de la durée de vie. En attendant, le philosophe mourut, dans le tumulte révolutionnaire, à l’âge peu avancé de 51 ans.
Dans ce monde capitaliste de l’accélération, nous sommes passés d’un idéal qualitatif de la vie – de l’idéal antique d’un Sénèque pour qui il vaut mieux vivre pleinement trente ans que mal vivre soixante ans [16], jusqu’à l’idéal aristocratique et sa forme post-révolutionnaire du dandy – à un idéal quantitatif – l’idéal bourgeois dont le but est de faire toujours plus de choses, toujours plus vite, toujours plus longtemps. Le paradoxe est que dans cette époque cumulative d’objets, de relations et d’expériences humaines, où les possibilités vendues par la société marchande sont renouvelées en permanence, les frustrations y sont d’autant plus fortes que l’impression de manquer de temps ne cesse de s’intensifier.

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« Le paysage a été si radicalement transformé, les modes de pensée profondément affectés, qu’il est très difficile de se rappeler comment c’était avant. »
Hermann Bondi [17]

froideur du monde moderne, conscience et lutte de glace

Si la modernité est plongée dans un processus d’accélération vertigineuse, qui se vérifie désormais jusque dans le moindre de nos gestes quotidiens, on comprend alors de quelle manière l’idéologie du progrès qui s’affirme à partir du dix-huitième siècle – cette foi, d’un optimisme aveugle, en l’avenir et en l’amélioration continuelle des choses – peut être comprise tout autant comme le produit de cette augmentation sociétale de la vitesse, que comme sa justification théologique.
La critique du monde moderne ne peut donc faire l’impasse sur la critique de l’illusion progressiste. C’est une évidence. Depuis près de deux siècles, d’ailleurs, elle ne s’en prive pas. Pour autant, cette critique ne doit être ni limitative, ni unilatérale. Le risque étant alors, dans une sorte d’automatisme « rétroactif », de substituer plus ou moins consciemment au « tout va en s’améliorant » progressiste le « c’était mieux avant » réactionnaire.
En cela, nous partageons les interrogations de Geoffroy de Lagasnerie : « Nous touchons […] à un problème central, auquel se sont confrontés tous les grands auteurs radicaux : comment désamorcer la potentialité passéiste ou réactionnaire nécessairement inscrite au cœur de tout projet critique ? Comment mettre en cause un ordre présent sans que cela débouche, quasi automatiquement, sur une adhésion à l’ordre ancien ou sur la perception de celui-ci comme un moment que l’on ne peut que regretter ? » [18]
Nous constatons, tout en reconnaissant que cela « ne date pas d’hier », que ce réflexe réactionnaire accompagne – quand il ne les sous-tend pas – la plupart des critiques radicales (ou prétendues telles) actuelles. Et il s’agit bien là d’un réflexe de la pensée, plutôt qu’un système de pensée à proprement parler. La réaction est un mode réflexif dont la formulation est plus ou moins consciente et raisonnée, plus ou moins affirmée et assumée. Il se peut même que ce réflexe réactionnaire soit une caractéristique de la critique radicale, un passage obligé dans le mouvement de la pensée critique, qui se veut réactive à la situation présente. Il s’agit également de rompre avec le postulat progressiste qui ne conçoit de rétrospection que négative. Néanmoins, répétons-le, le refus de croire qu’hier était pire qu’aujourd’hui ne doit pas inviter à l’inversion réactionnaire de cette affirmation en « aujourd’hui est pire qu’hier », puisque ces deux assertions, étant invérifiables et relevant d’un jugement anhistorique [19], sont infondées.
Le docteur Martinot croyait aveuglément aux progrès de la science dont il était un fervent défenseur. La critique radicale, quant à elle, s’oblige souvent à fermer les yeux devant les progrès de la modernité par peur d’en prendre sa défense. Focalisée pour une grande part sur la critique de l’idéologie du progrès (à travers notamment la critique des technologies, et des modes de vie et rapports sociaux que celles-ci engendrent), elle n’opère pas, paradoxalement, une critique du passé, du fantasmatique monde « d’avant le progrès », cet arrière-monde dont elle a tout le loisir de ne choisir et de ne retenir que les faits et caractéristiques qui l’arrangent et la confortent. Puisqu’on pense le présent notamment en fonction de l’idée qu’on se fait du passé, comprendre en quoi le monde d’aujourd’hui diffère (ou non) du monde d’hier devrait avoir son importance. Tout l’enjeu et toute la difficulté, aujourd’hui, consistent à avancer armé d’une critique radicale du présent qui ne préjugerait ni du passé (réaction) ni de l’avenir (catastrophisme). Il y a, comme dirait le mitron, du pain sur la planche ! [20]

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Petite digression scientifique : l’origine du sens politique du mot « réaction » serait à chercher du côté d’Isaac Newton et de ses célèbres Principia (1687) [21] dont l’influence sur la pensée occidentale, au moins jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, faut-il le rappeler, fut considérable. [22] C’est en particulier à partir de la troisième loi du mouvement – « Pour chaque action, il existe une réaction égale et opposée : l’action est toujours égale à la réaction ; c’est-à-dire que les actions de deux corps l’un sur l’autre sont toujours égales, et dans des directions contraires » – que la philosophie politique s’approprie ce terme. [23] Il faudra néanmoins attendre la Révolution française, notamment sous la plume de Benjamin Constant, pour que le mot, qualifiant les adversaires de la Révolution, devienne péjoratif. [24]
Le génie du physicien anglais qui découvrit la gravité – ce qui, pour celui qui n’avait, d’après ses biographes, rien d’un boute-en-train, tomba à pic – fut de démontrer qu’une loi universelle (la loi du mouvement) régissait la nature ; que cette loi pouvait tout autant s’appliquer aux planètes qu’aux objets terrestres. « Avec Newton, le déterminisme fait son entrée dans l’univers scientifique. Les mouvements terrestres et célestes sont régis par des lois mathématiques rigoureuses et précises qui peuvent être comprises et utilisées par l’esprit humain. La pensée que la raison humaine pouvait pénétrer le secret de Dieu et déchiffrer les lois qui règlent l’univers était exaltante. » [25] Ce principe de « loi universelle », appliquée ici à la nature, eut une grande influence sur les philosophes et les économistes qui cherchèrent dès lors à trouver une équivalence dans le champ sociopolitique. Que l’on pense par exemple au principe de l’intérêt régissant les rapports sociaux et qu’on retrouve notamment dans La Richesse des nations d’Adam Smith [26], ou à « la loi économique du mouvement de la société moderne » de Marx comme principe du Capital. Marx, d’ailleurs, ne compare-t-il pas sa démarche à celle d’un physicien : « Ce sera aux yeux de Marx son grand titre de gloire – et il le revendiquera au moment dont il tire le plus de fierté, dans la préface du Capital – d’être effectivement parvenu à “découvrir la piste” de ce qu’il n’hésitera pas à appeler “la loi économique du mouvement de la société moderne”. C’était ou peu s’en faut se proclamer le Newton des sciences sociales. » [27]
Mais avec ce principe newtonien de « loi universelle », il n’a pas été seulement permis de donner un nom à une nouvelle mouvance politique (réactionnaire), ce principe a également ouvert des voies de communication entre ces deux forces antagoniques que sont la réaction et la révolution.
L’économiste et politologue Albert Hirschman souligne que cette recherche d’une loi universelle expliquant les principes du « mouvement » historique et des lois qui régissent les rapports sociaux est un point commun entre les rhétoriques marxistes et réactionnaires. Elle les amène à relativiser, quand ce n’est pas à nier, l’interventionnisme humain sur le cours des choses. Les réactionnaires affirmaient qu’il existait des principes «éternels», des lois d’airain qui régissaient l’ordre social, et qu’il était vain, si ce n’était dangereux, de vouloir tenter de transformer cet ordre établi. Marx considérait quant à lui que la révolution, participant du mouvement historique, était inéluctable, la société ne pouvant dès lors « ni dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ». La seule chose que reconnaissait Marx aux révolutionnaires était la possibilité d’accélérer le cours des choses. [28] Et là, nous revenons à la question de l’accélération à laquelle Newton, pardi !,n’est pas indifférent. Car si c’est à Galilée qu’on doit la quantification de la vitesse et de ses variations dans le temps (c’est-à-dire l’accélération), c’est à Newton, avec sa théorie de la gravitation qui unifie les lois du mouvement des corps célestes (lois de Kepler) et du mouvement des corps terrestres (lois de Galilée sur la chute des corps), que l’on doit une appréhension précise de la vitesse, c’est-à-dire de la dynamique des corps matériels – en particulier à travers la seconde loi du mouvement énonçant que la force est proportionnelle à la masse et à l’accélération. [29]
En espérant que cette digression scientifique n’ait pas fait fuir les millions de lecteurs de Quoique, ceux qui restent encore attentifs nous accorderont qu’il est délicat de ne pas évoquer Newton quand il s’agit de causer de réaction des esprits (à défaut des corps) et de révolution politique (à défaut des planètes). Certains chercheurs de poux pourraient reprocher à notre pensée de trop tirer les cheveux de la perruque de Newton, nous les laissons à leur pusillanimité intellectuelle, telle une calvitie conceptuelle.
Si avec Newton (qui meurt en 1727) il est désormais possible d’envisager la mesure précise de la vitesse – et donc l’accélération –, il ne faudra pas attendre bien longtemps, sans même être pressé, pour voir surgir le phénomène de l’accélération en tant que paradigme de la modernité : accélération des inventions et des innovations techniques, révolutions politiques et économiques, accélération des transformations sociales, des modes de pensée, des modes de vie [30], etc. (Remarquons que si l’importance de l’invention de la machine à vapeur dans le développement de la révolution industrielle est depuis longtemps reconnu, cette nouvelle façon de produire de l’énergie fut scientifiquement comprise a posteriori avec la thermodynamique, qui associait aux principes de la mécanique newtonienne des considérations de température et de chaleur. [31] De là naîtra, entre autres choses, le réfrigérateur [32]… De Newton au docteur Martinot, il n’y a qu’un pas !)

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« Les fermiers veulent des réfrigérateurs, et non plus des contes de fées. »
Emmanuel Le Roy Ladurie, « La civilisation rurale », 1972

le gauchisme à réaction

L’accélération, qui agit sans exception sur tous les moments de la vie, tend à brouiller la perception que nous nous faisons du présent. Les transformations sont telles que le présent se réécrit en permanence, sans interruption, jusqu’à devenir illisible, indéchiffrable; jusqu’à abolir le passé. D’où cette tentation de vouloir, en réaction, sublimer [33] le passé. Or le passé lui-même ne résiste pas à l’accélération qui finit par le liquéfier, jusqu’à le rendre gazeux. Un événement s’étant déroulé des années en arrière apparaît tout aussi lointain à nos yeux que celui qui a eu lieu hier, ou dans l’heure qui vient de s’écouler. Dans le monde moderne, hier est déjà un très vieux souvenir.
Au-delà du réflexe, la tentation de fuite en arrière qui anime – mais à des degrés divers – une grande partie de la critique radicale qu’on appellera ici « gauchiste » est justifiée par la difficulté, aujourd’hui, à avoir prise sur le cours des choses – l’échec des révolutions, si ce n’est la victoire du Capital, le confirment. Précisons, avant d’aller plus loin, que nous employons le terme « gauchiste » dans un sens très large, pour qualifier les groupes politiques extra-parlementaires. Nous l’utilisons comme un mot-valise dans lequel nous venons plier et ranger de multiples tendances de la critique anticapitaliste, aussi neuves, froissées ou repassées, que dépareillées et criardes: des décroissants aux écologistes radicaux, en passant par les technophobes, primitivistes, trotskystes, anarchistes, anarcho-communistes, ultra-gauchistes, conseillistes, etc. – la liste n’étant pas, il va s’en dire, exhaustive. Nous conservons à ce terme, malgré le peu d’accointances que nous entretenons avec le camarade Vladimir Ilitch Oulianov, son caractère péjoratif d’origine. [34] Nous reprochons à la figure symbolique et caricaturale du gauchiste de n’avoir le plus souvent à la bouche qu’une récitation de slogans, un prêt-à-penser théorique qui manque d’attrait par manque de pertinence. Ce que ne se privent pas de souligner d’ailleurs ses ennemis, les supporters du nihilisme spectaculaire marchand, ces mammifères qui à vingt ans ne pensent qu’à leurs points retraite et à soixante regrettent leurs vingt ans. Pour eux, le discours gauchiste ne peut être que démodé, périmé, ringard [35]. Or, nous qui sommes peu sensible à la mode, nous reprochons plutôt au discours gauchiste de manquer trop souvent sa cible. Les armes de la critique doivent s’adapter, quand celles du gauchiste ont tendance à s’enrayer. L’auteur de ce texte, souvent désarmé, ne s’exonère évidemment pas de tout défaut, et n’échappe pas aux penchants et travers gauchistes, loin s’en faut.
C’est ce réflexe réactionnaire, combiné à l’obstination militante à vouloir convaincre les foules, qui explique pourquoi le gauchiste est tourné si facilement en dérision par des commentateurs dérisoires. Car le réflexe réactionnaire est un aveu d’impuissance, une pensée en repli, se servant du passé immuable comme d’un refuge face à l’agitation ininterrompue du présent.
Afin de ne pas retarder davantage notre lectorat, nous allons donc nous empresser d’en finir avec toutes ces élucubrations précipitées. L’escalator de la vie ne cesse d’avancer et nous-même avons d’autres choses à faire, tout aussi impérieuses que de noircir inutilement du papier, comme par exemple – n’en déplaise à Sénèque – boire du vin, faire l’amour, ou travailler à l’abolition du salariat. [36]
La critique dite « gauchiste » a pour point commun avec l’expérience du docteur Martinot, depuis au moins la fin des années 1960, l’usage décomplexé de la cryogénisation. À l’instar de notre désormais familier docteur, le gauchiste tend à cryogéniser le corps de la révolution, dans l’attente – et l’espoir – que les conditions de son avènement soient réunies dans un avenir plus ou moins proche. La révolution se voit conservée dans un congélateur théorique qui finit par ne plus faire ni chaud ni froid. [37]
Une des erreurs de la critique gauchiste est d’affirmer que le système capitaliste serait, dans sa totalité, mauvais, nuisible, destructeur, si ce n’est diabolique. Qu’il incarnerait une espèce du mal absolu. Car tout ce qu’il produirait serait mal. Or le développement capitaliste ne repose pas seulement sur la destruction, l’autoritarisme, l’humiliation, l’exploitation à outrance. Au contraire, la puissance de ce système a résidé jusqu’à aujourd’hui dans sa capacité à combiner à tous les niveaux de la société le bon et le mauvais. Ce qui ne signifie pas qu’un jour ou l’autre, il ne puisse s’effondrer – il n’y a que les fanatiques du progrès qui ne puissent croire en sa ruine. Dans les pays développés, on ne peut pas regretter, d’un côté, la destruction des modes de vie passés, les prétendus liens de solidarité d’autrefois, etc. sans reconnaître, de l’autre, l’amélioration des conditions de vie matérielles présentes. Pour le dire un peu brutalement – et en écho au texte sur la conserve : mourir de faim est devenu rare dans le monde des supermarchés. Et ce n’est pas rien. [38]
La critique gauchiste se perd parfois dans des élans lyriques qui accentuent la confusion entre réalité et fiction. Cela s’observe surtout lorsque la critique sociale devient critique culturelle, à savoir lorsque la critique des rapports sociaux se voit délaissée ou sous-estimée, au profit d’une critique, subjective et jamais étayée, des « modes de vie ». La critique se cantonne ici à l’apparence des choses sans plus parvenir à voir les enjeux qui derrière se jouent. Elle se nourrit d’impressions et de ressentis qui ne font que rendre plus confuse la complexité sociale, en s’enfermant dans une négativité séparée.
Par exemple, une critique du livre à succès L’Insurrection qui vient reprochait entre autres à celui-ci de « montrer une somme de choses mauvaises, qui auraient pour résultat, implicite, que tout est mauvais » dans ce monde. Elle soulignait :
« Notre monde n’est pas mauvais en chaque chose, justement. Il est constitué de multiples satisfactions, qui nous assoupissent et nous réduisent, peut-être, mais dont nous avons besoin. La société en place a réussi à réduire à presque rien l’ascétisme et à corrompre, par le plaisir, par la satisfaction, notre insatisfaction fondamentale. Elle a légalisé et propagé des états de son “bien-être”. Par des modes de pensée liés au repos, à la récupération, elle a colonisé, utilement pour elle, des lisières de l’inconscient, des rythmes où la concentration de la conscience se rétracte, et où vagabonde l’imagination. Cette atteinte à l’interdit ne génère pas simplement de la facticité, mais elle suscite aussi du soutien à cette société: oui, un “bon” film, un sprint en voiture de sport, un site Internet porno, un excellent repas, un “voyage” dans une capitale inconnue, un concert ou un match de football sont des moments, des états, des modes de pensée et de satisfaction auxquels nous participons tous plus ou moins, suspendant pendant ces instants nos possibilités de critique. Manger suffisamment et ne pas subir la guerre reste une double revendication de pauvre, que la société actuelle satisfait au moins dans les États occidentaux, et il n’y a pas beaucoup d’exemples dans le passé où une telle situation ait duré aussi longtemps. Il ne s’agit pas de militer pour quelque ascétisme ou de répudier le plaisir; mais d’admettre que sa mutation en valeur positive de la société middleclass est aussi utilisée pour défendre cette société middleclass. » [39]
Cette critique téléologique pourrait s’appliquer, nous semble-t-il, à une grande partie de la critique radicale actuelle. La haine du présent, aussi justifiée soit-elle, conduit parfois le gauchiste à privilégier le sentiment et le ressenti au raisonnement. On le constate anecdotiquement depuis quelques temps avec la mystification du concept d’« obsolescence programmée » qui, avant même d’être prouvé et démontré, a été admis comme allant de soi, par réflexe, jouant sur le sentiment passéiste du « c’était mieux avant ». [40] Cet exemple est symptomatique : il ne s’agit pas de comprendre en quoi le monde est mauvais. Il faut impérativement qu’il le soit. Misère de la pensée décroissante, décroissance de la pensée qui va jusqu’à oublier que les processus de mode et d’innovation, au cœur de la dynamique capitaliste, invitent le plus souvent les consommateurs à remplacer les marchandises avant même qu’elles ne soient physiquement usées… [41]
Il y a une impossibilité, si ce n’est un interdit moral chez le gauchiste, et dans le réflexe réactionnaire en général, à reconnaître que ce monde ne produit pas que de l’insatisfaction; ce monde où l’insatisfaction existentielle cherche un pendant à travers la satisfaction matérielle. Il est plus difficile de s’attaquer à ce monde occidental de l’après 1945 qui assure des conditions de vie matérielles minimales et un confort relatif à sa population – car la marchandise se doit de satisfaire les besoins toujours renouvelés de ses clients – à un monde d’indigents tel que l’observait Marx [42] au milieu du dix-neuvième siècle. Les capitalistes ont compris plus vite que les gauchistes qu’ils ne pouvaient pas continuer à s’empiffrer sans concéder à la plèbe une part du gâteau. Jusqu’au début du vingtième siècle nombreux étaient celles et ceux qui n’avaient, littéralement, rien à perdre. [43] La situation a depuis changé où, d’un logement, d’une bagnole, de congés payés, etc., les exploités des pays développés ont désormais des choses à perdre. [44] Croire, comme le vendent certains, que la lutte victorieuse pour l’émancipation sera en mesure de maintenir le « niveau de vie » que vend la société capitaliste est une illusion qui relève de l’inconséquence. Comme de vouloir abolir la société marchande tout en conservant la marchandise.

*

Dans la mesure où une des fonctions de la littérature est de retenir le passé, de transcender l’achèvement du présent – la littérature ne serait-elle pas intrinsèquement réactionnaire ?! –, l’expérience cryogénique du docteur Martinot ne fut-elle pas en quelque sorte une expérience littéraire ? Mais une expérience littéraire qui aurait du attendre 2030 pour s’écrire et s’incarner. Martinot souhaitait que la fiction se réalise mais il ne voulait pas comprendre ce qu’il savait pourtant: le congélateur conserve la mort, et non la vie.
Dans Retour vers le futur, à la question de Marty McFly : « Mais merde, où sont-ils ?! », Emmett Brown dit le « Doc » répondit : « Tu devrais plutôt demander : “Mais merde, quand sont-ils ?!” »

 

 

[1] C’est ce qu’il confie dans une interview diffusée dans l’émission télé Mystères du 8 avril 1994. Voir également le très beau reportage de Marie-Claire Schaeffer et Pierre Reiner,
La Dame au frigo, Antenne 2, 6 novembre 1985.

[3] Sur la morgue, voir une évocation par Ian Geay dans le texte « Toujours toujours toujours. Ou comment revisiter la mythobiographie pour interroger notre rapport à l’abject… », quoique, op. cit.

[4] L’industrie de la viande aux États-Unis représenta un des premiers grands complexes industriels du dix-neuvième siècle, à tel point que certains prétendent que son mode  d’organisation du travail influença le fordisme et le travail à la chaîne. Cf. notamment, Charles Patterson, Un éternel Treblinka, Calmann-Lévy, 2008. Pour une description de
l’enfer des premiers abattoirs industriels américains – enfer à la fois des conditions de travail des ouvriers et de la condition animale – voir le célèbre récit d’Upton Sinclair, La Jungle (1906). Pour la petite histoire, le bibliophile et journaliste Octave Uzanne précéda Sinclair en publiant en 1893 une description de sa visite des abattoirs de Chicago, « Chicago. Une visite matinale aux yards d’Armour and Co. Croquis à la sanguine », http://zamdatala.net/2013/05/01/octave-uzanne/.

[5] « L’équipement des Français en biens durables fin 1968 », Économie et statistique, n°3, 1969 ; INSEE, Tableaux de l’économie française, édition 2011.

[6] Patrick Duval, Le Japonais cannibale, Stock, 2001.

[7] Lucian Boia, Quand les centenaires seront jeunes. L’Imaginaire de la longévité de l’Antiquité à nos jours, Les Belles Lettres, 2006.

[8] Sur l’imaginaire qui entoure les liens unissant l’amour et la mort, allez jeter un œil du côté du beau livre du photographe nécropolitain André Chabot, L’Érotique du cimetière (1989, rééd. La Musardine, 2013). Cf. l’entretien avec l’auteur paru dans le n°5 de la prestante revue Amer, 2011.

[9] Auteur en 1854 de l’ouvrage De la vieillesse établie comme maladie.

[10] Lucian Boia, op. cit., p. 134.

[11] La température d’un cadavre ne descend pas en dessous de la température ambiante. La température de 4° correspond à celle des corps dans les morgues. En définitive, un corps mort n’est jamais « très froid ».

[12] Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010. Dans ce livre qui, selon nous, fera date (ce qui, pour un livre traitant de la question du temps, est la moindre des choses), Rosa démontre qu’une des principales caractéristiques de la modernité (et un de ses moteurs) est l’accélération du temps (accélération technique, accélération du changement social et accélération du rythme de vie). Voir également du même auteur Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, 2012, dans lequel Rosa développe ou précise certains points de son précédent ouvrage.

[13] Relativisons et ne noircissons pas le tableau : ce sentiment de « manquer de temps » n’est pas nouveau, on en trouve des témoignages dès l’Antiquité (cf. Christophe Bouton,
Le Temps de l’urgence, Le Bord de l’eau, 2013).

[14] Hartmut Rosa, Aliénation et accélération, La Découverte, 2012, p.14.

[15] N’est-ce pas finalement le propre de la foi progressiste,  vouant un culte à la Raison, que d’être irrationnelle ?

[16] « Oui, il en est ainsi : nous n’avons pas reçu une vie brève, mais nous la rendons brève […] », ou citant un poète soixante-huitard antique : « Infime est la portion de vie que nous vivons ». Remarquons que le triste Sénèque plaçait au premier rang de ceux à qui il reprochait de perdre leur vie « ceux qui n’ont de temps libre que pour le vin et l’amour : il n’en est pas de plus honteusement occupés », hum, hum… ! Sénèque, La Brièveté de la vie, Garnier-Flammarion, 2005.

[17] À propos de l’importance des découvertes d’Isaac Newton. Cité in James Gleick, Isaac Newton. Un destin fabuleux, Dunod, 2005.

[18] Geoffroy de Lagasnerie, La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique, Fayard, 2012.

[19] Comme de vouloir comparer la démocratie athénienne antique avec les démocraties modernes, la psychologie d’un Athénien du sixième siècle avant J.-C. avec celle d’un Lillois du début du vingt-et-unième siècle, etc.

[20] Notons qu’avec l’emploi de cette expression, nous ne restons pas si éloigné que ça de la question de la conservation, qu’elle soit alimentaire ou politique. En effet, au dix-neuvième siècle, cette expression ne signifiait pas comme aujourd’hui « le labeur long et fatiguant à effectuer » (1914-1918). Elle signifiait au contraire qu’on possédait suffisamment de réserves (rentes, nourritures) pour vivre sans avoir besoin de travailler. C’est avec l’argot des voyous et des soldats que l’expression a pris le sens qu’on lui connaît aujourd’hui : la planche à pain désignant au dix-neuvième siècle le tribunal, l’expression signifia à la fin de ce siècle « avoir une collection de punitions » (1888), expression qui se popularisa dans les tranchées de 1914-1918 et qui donna son sens actuel, « avoir beaucoup de travail à faire ». Cf. entre autres, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey.

[21] Isaac Newton, Principia : principes mathématiques de la philosophie naturelle, Dunod, 2006 (trad. de la marquise du Châtelet, préface de Voltaire).

[22] Cf. James Gleick, op. cit. Voir également, parmi d’autres, Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, Fayard, 1990.

[23] Albert Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard, 1991, p. 23 et suiv. Hirschman cite pour exemples Montesquieu, Voltaire, Helvétius, John Adams, etc.

[24] Benjamin Constant, Des réactions politiques, 1797.

[25] James Gleick, op. cit.

[26] Cf. également Helvétius : « Si l’univers physique est soumis aux lois du mouvement, l’univers moral ne l’est pas moins à celles de l’intérêt. » Cité in Hirschman, op. cit., p. 248.

[27] Hirschman, op. cit., p. 250. La citation de Marx est en elle-même explicite : « Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement, – et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne, – elle ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de la gestation, et adoucir les maux de leur enfantement », « Préface de la première édition allemande » (1867) in Le Capital. Livre Premier, Éditions sociales, 1976, p. 13.

[28] Notons tout de même qu’aux yeux de Marx et Engels, les « pré-gauchistes », c’est-à-dire ceux qui revendiquaient l’illégalisme et l’action violente (blanquistes, anarchistes, etc.), étaient des révolutionnaires « trop pressés ». « Quelle naïveté enfantine que d’ériger sa propre impatience en argument théorique » (Engels). Cf. Richard Gombin, Les Origines du gauchisme, Le Seuil, 1971 ; Henri Arvon, Le Gauchisme, PUF, 1974.

[29] Cf. Michel Paty, « Histoire rapide de la vitesse », in La Vitesse. Actes des 8èmes entretiens de la Villette, Centre National de Documentation Pédagogique, Paris, 1997, p. 15-31.

[30] Comme le rappelle Hartmut Rosa, « avant » cette accélération généralisée, qui prévalait encore à l’époque de Newton, la majorité des gens vivaient comme vivaient leurs parents qui, eux-mêmes, empruntaient le même mode de vie que leurs parents, leurs grands-parents, et arrière-grands-parents. Les transformations des modes de vie prenaient beaucoup plus de temps, s’étalant sur plusieurs générations. Au dix-neuvième siècle, puis surtout à partir du vingtième, ces changements sont devenus générationnels, intergénérationnels puis intragénérationnels (un même individu connaît aujourd’hui de nombreuses transformations au cours de sa vie, d’un point de vue professionnel, matrimonial et affectif, esthétique, etc.).

[31] La thermodynamique repose sur deux principes fondamentaux : l’énergie ne peut être ni fabriquée ni détruite mais est toujours conservée; entre deux corps, la chaleur ne se transmet jamais du plus froid au plus chaud. (cf. Jacques Tillieu, La Thermodynamique : théorie phénoménologique, PUF, « Que sais-je ? », 1990) Tout cela, M. Martinot l’avait a priori bien compris…

[32] Pour la petite histoire, Einstein qui, avec sa théorie de la relativité, dépassera les principes newtoniens, inventa en 1926 un type de réfrigérateur, qui s’avéra trop encombrant et bruyant pour être commercialisé.

[33] Ce terme est à comprendre tant dans son sens premier (idéaliser, purifier) que dans son sens physique, où la sublimation définit le passage direct d’un corps de l’état solide à l’état gazeux (pour rester dans nos histoires de congélation, notons que la sublimation permet notamment, en les surgélant, de lyophiliser des aliments…).

[34] Nous avons bien conscience que ce terme, depuis la chute du bloc dit communiste et l’émiettement des partis communistes occidentaux, n’a plus la même signification, puisqu’il qualifiait des courants construits en opposition au marxisme-léninisme et à la bolchévisation du mouvement révolutionnaire. Il nous permet néanmoins encore de désigner des courants hétéroclites qui ont pour point commun la volonté de transformer les rapports sociaux.

[35] Notons, pour rester dans nos histoires d’accélération, que le mot « ringard » désigne celui qui est en retard, pour avoir été à la mode et pour ne plus l’être. Michel Pastoureau explique d’ailleurs que le « ringard » apparaît dans les années 1960, avec la « crise de la modernité », « Ringard et postmoderne », Le Genre humain, n°27, juin 1993, « L’Ancien et le nouveau ».

[36] Même si, en attendant, comme aurait pu dire Martinot, il faut bien « remplir le frigo »…

[37] Petite anecdote : en République fédérale d’Allemagne, il n’était pas rare à partir du jusant révolutionnaire de la fin des années 1970 de caractériser la nouvelle époque qui s’ouvrait d’« ère glaciaire », de « banquise ». Cf. Lothar Baier, « Triomphe du présent et résurgence du passé », Le Genre humain, op. cit.

[38] Ce qui ne veut pas dire que les conditions matérielles d’existence ne soient pas en train de se détériorer. Et que le modèle productiviste des Trente Glorieuses ne soit pas l’exception confirmant la règle de la crise permanente.

[39] L’Observatoire de téléologie, « L’insurrection qui vient – et au-delà », 2008. Texte qu’on pouvait il y a encore quelques temps trouver sur le site http://www.teleologie.org/.

[40] Pour une critique du concept d’« obsolescence programmée », lire l’article d’Alexandre Delaigue, « Le mythe de l’obsolescence programmée », sur le blog econoclaste.org.free.fr (8 mars 2011).

[41] « En revanche, comme Karl Marx, déjà, l’avait noté, dans le monde moderne, la consommation physique a été remplacée par la consommation morale : presque toujours, nous remplaçons les choses avant qu’elles ne se cassent, parce que les vitesses élevées d’innovation les ont rendues obsolètes et “anachroniques” bien avant que leur temps physique soit compté. En ce sens, notre relation au monde des objets est transformée en profondeur par les vitesses croissantes de la modernité », Hartmut Rosa, Aliénation et accélération, op. cit., p. 62.

[42] Il y a, nous semble-t-il, une ambivalence réactionnaire chez Marx qui regrettait à la fois le temps des communes et des solidarités villageoises tout en reconnaissant le caractère « progressiste » du Capital, en insistant sur le caractère originellement révolutionnaire de la bourgeoisie. Par ailleurs, l’idée fantasmatique de « communisme primitif » qui subsiste aujourd’hui nourrit largement le réflexe réactionnaire.

[43] D’où la force, à l’époque, du qualificatif « prolétaire » – qui n’a plus aujourd’hui la même résonance.

[44] Même si, comme le démontre Thomas Piketti dans Le Capital au XXIe siècle (Le Seuil, 2013), la grande majorité de la population a tendance à avoir de moins en moins de choses à perdre, le niveau des inégalités sociales actuelles rattrapant celui du dix-neuvième siècle.