pièce en un acte médical

Une chambre d’hôpital.

André – Ça fait bientôt deux mois qu’elle est partie, elle est partie vivre chez sa tante, ma sœur Colette quoi. Elle va plus en cours, elle dit pratiquement pas un mot, elle mange trois fois rien. C’est ma sœur qui me le dit, parce qu’elle, elle veut plus me parler, même pas au téléphone. Remarquez, même à la maison, elle me disait déjà plus grand-chose. Je suis très inquiet. Elle a raison, j’ai été nul comme père, elle a raison. Je comprends tout ce qu’elle m’a dit, tout ce qu’elle me reproche, elle a raison, je suis nul.

Quand sa mère est morte, elle avait trois ans, j’ai fait ce que j’ai pu. C’était dur pour moi de me débrouiller, ça a pas été facile tous les jours. Je me suis dit j’ai pas le droit de craquer, y a la petite à s’occuper. Il fallait que je sois fort, que je craque pas, être fort, toujours être fort. Maintenant je sais que c’était une connerie, j’aurais mieux fait de craquer tout de suite une fois pour toutes et d’être mieux après, mais dans ces cas-là, on fait ce qu’on peut. À la place, j’ai voulu être là, m’occuper d’elle, m’occuper de tout, et résultat elle dit que j’étais un père maussade, c’est son mot. Elle en a marre. Elle dit qu’elle a l’impression de vivre dans un cimetière. Je pense que c’est normal à quinze ans, ça doit être normal, elle fait sa crise, mais quand même je suis inquiet. Elle croit que je l’aime pas vraiment, comment je peux faire pour lui montrer moi ? Comment je peux faire pour réparer tout ça ? Moi, je me souviens que je l’emmenais au parc aux jeux quand elle était gamine, elle elle s’en souvient pas. Elle dit que j’étais absent, c’est son mot aussi, ça. C’est pas moi qui est mort, c’est sa mère. Moi j’ai été présent, tous les jours, je l’ai vue grandir, elle est belle, je suis fier d’elle. Elle est bonne à l’école. Je sais pas ce qu’elle voudra faire quand elle va reprendre l’école, si elle reprend. Je veux pas qu’elle soit une ratée comme son père. Je veux qu’elle ait son bac, au moins. Je sais pas ce qu’elle veut faire, elle a raison, je la connais pas. C’est dur, elle est dure quand elle dit ça, mais elle a raison. Je connais pas ma propre fille, elle me connaît pas non plus, on habite ensemble depuis quinze ans et on se connaît pas.

 

 

 

Faut dire j’ai été tellement concentré à travailler, faire des heures sup pour lui payer des jouets, ce qu’elle voulait, oh en fait elle est pas capricieuse, elle demande pas beaucoup, mais moi je voulais lui donner tout ce qu’elle voulait, elle dit maintenant qu’elle aurait préféré que je rentre plus tôt le soir. On peut pas revenir en arrière, je voudrais revenir en arrière, je pense tout le temps à tout ce que j’ai pas compris. Je pense à nous, on a été seuls à deux, je sais pas si je me fais bien comprendre. Elle était dans sa chambre, je me souviens, avec le chat, elle disait rien, elle mettait pas de musique ni la télé, pourtant elle avait la télé dans sa chambre, non, elle faisait des grands puzzles et moi je faisais rien, j’osais pas la déranger. Maintenant je sais que j’aurais dû lui parler, j’aurais dû aller la voir, mais je savais pas, pourquoi on nous apprend pas à être parents ?

Comment je peux faire maintenant, le temps a passé, elle est grande, c’est trop tard pour les câlins, c’est fini, c’est fini c’est fini, c’est fini pour toujours. Même, c’est trop tard pour lui parler, elle veut plus entendre parler de moi. J’ai entendu que quand on est malheureux pendant son enfance on est jamais heureux après, alors je me dis que j’ai gâché sa vie, putain j’ai gâché la vie de mon enfant! Comment elle va faire pour aller mieux, est-ce qu’elle va me pardonner ? Moi, je me pardonnerai jamais.

C’est lâche de mourir, mais j’aimerais bien. Si j’étais sûr que ça la ferait aller mieux, je le ferais tout de suite. Je ferais tout ce que je peux, vraiment tout pour me racheter.

En fait c’est vraiment quand elle est partie y a deux mois que je me suis enfoncé. La maison toute seule, la maison pleine de vide, pleine de silence, même son silence me manque même le silence n’est plus le même.

Au boulot ils ont commencé à me charrier en disant que j’avais la tête d’une porte de prison, et moi j’arrivais plus à bosser, le matin se lever c’est tellement dur, se lever c’est comme une douleur, rester debout c’est une douleur, respirer c’est une douleur, chaque minute c’est une douleur. Au boulot un jour mon collègue m’a dit que j’avais des cernes et je sais pas pourquoi ça m’a fait pleurer, pourtant je pleure jamais, je comprends pas pourquoi j’ai pleuré, mais depuis ce jour-là c’est souvent que je pleure. Il m’a dit mais elle va revenir ta tiote, ils sont tous chiants à cet âge-là, mais moi je sais que c’est pas pareil, d’abord parce qu’elle est tout le contraire de chiante, oh, qu’est-ce que j’aimerais bien qu’elle soit chiante, qu’elle me demande de l’argent de poche pour s’acheter des habits à la mode, qu’elle sorte de plus en plus tard et qu’on s’engueule, qu’est-ce que j’aimerais bien, au lieu de ça elle est froide, elle est glaciale, elle est éteinte.

Et puis pour revenir à ce jour-là où le collègue il m’a dit ça, j’arrivais pas à arrêter de pleurer alors le chef il m’a dit de rentrer chez moi, et d’ailleurs premièrement c’est un peu une faute de leur part, de me laisser rentrer chez moi en voiture dans l’état où j’étais, mais bon voilà ça fait un mois que je suis chez moi à plus travailler, mon docteur m’a dit de pas reprendre tout de suite.

Et puis ce que je comprends pas, là où je suis vraiment un mauvais père, c’est que c’est pas à elle que je pense le plus, et ça c’est dur à dire, j’ai honte. Je veux dire, je suis inquiet, je voudrais qu’elle rentre à la maison, bien sûr, ou au moins qu’elle aille à l’école et tout ça mais… enfin voilà, ça fait des semaines que je repense à ma femme, c’est comme si elle venait tout juste de mourir. J’ai eu comme des flashs où j’ai revu la petite qui était assise par terre, et moi qui la gardais et je me disais c’est bizarre qu’elle rentre pas et comment je vais faire ça va être l’heure de faire manger la gamine et pourquoi au moins elle appelle pas, et à ce moment le téléphone qui sonne je me dis c’est elle et non, c’était le docteur des urgences qui me dit de venir. Je me revois embarquer la petite avec moi dans la voiture et je me demandais pourquoi est-ce que le docteur il a rien dit au téléphone et je me dis elle a dû se casser quelque chose et puis quand il m’a pris dans une pièce à part en disant de laisser l’enfant à l’infirmière ou je sais pas qui, je me suis dit tiens c’est bizarre.

Excusez-moi je parle beaucoup et puis je pleure pourtant je vous dis d’habitude je pleure jamais sauf depuis ces dernières semaines et ce jour-là j’ai pas pleuré non plus il y a douze ans quand il m’a dit l’accident. Il m’a dit elle traversait la rue en sortant du travail et une voiture l’a fauchée elle est morte sur le coup elle n’a probablement pas souffert et moi j’ai pas bougé je sais pas si j’ai vraiment compris j’ai entendu un gosse pleurer je me suis dit c’est ma fille elle a faim il faut que je lui donne à manger et aussi je me souviens que je voulais pas le regarder le docteur alors je regardais au-dessus de lui une peinture et j’ai juste demandé si je pouvais la voir et il m’a dit que c’est mieux pas, on l’a identifiée grâce aux papiers mais son visage n’est pas très beau à voir il vaut mieux garder une bonne image.

Ça fait douze ans et c’est comme si c’était hier, ça fait douze ans que je me dis faut pas y penser y a ta fille.

Et je sais pas pourquoi c’est maintenant que je me rends compte, le manque, l’absence, le vide même à l’intérieur de moi si je peux dire. Je me rends compte que ça fait douze ans que personne m’a pris dans ses bras, j’aimerais bien que quelqu’un le fasse, presque je pourrais dire n’importe qui, ça fait douze ans que j’ai pas eu de câlin et tout vous voyez ce que je veux dire, ça fait douze ans qu’il y a du vide. Ma femme c’était une bonne épouse, on s’entendait bien, elle m’appelait chéri et ça fait douze ans que plus personne…

 

 

 

Ça fait un mois j’ose même plus m’endormir à cause des cauchemars, je vois qu’elle traverse je vois la voiture je lui dis non ! non ! et je vois j’entends le choc et ma femme pulvérisée et les miettes de ma femme qui retombent dans le caniveau et moi qui marche vers elle pour demander si ça va jusqu’au moment où je me rends compte que je suis en train de marcher sur des morceaux de chair à elle, j’ai marché dans son sang, j’ai marché dans son sang !!!

À cause de ces cauchemars je dois dire que je bois un peu beaucoup le soir pour m’endormir plus facilement, je sais que c’est pas bien mais y a que comme ça que j’arrête de voir sa tête explosée tout le temps. Et en fait plus je bois moins je mange, regardez je flotte dans mes habits avant je faisais du 44, en t-shirts je mettais du XL d’habitude et là je suis tout maigre, je me reconnais pas, c’est pas croyable de changer autant en quelques semaines, je pensais pas que c’était possible.

Ce que je voudrais c’est arrêter de voir ces morceaux d’elle éparpillés, comment je peux les voir alors que j’ai pas vu en vrai, et comment je peux entendre le bruit du choc avec la voiture alors que je l’ai pas entendu en vrai. Des fois je me dis je devrais mettre un casque avec de la musique pour plus entendre ce bruit, et franchement je pourrais me crever les yeux pour plus voir ces images, si on me disait mange de la merde et t’arrêteras de voir tout ça franchement je jure je mangerais de la merde.

Ça m’étonne que je parle autant mais quand on me demande comment que je vais il faut que je dise tout ça, il faut aussi que je dise que je voudrais crever, le plus souvent j’essaie de pas y penser mais j’y peux rien, pourtant je suis contre les gens qui se suicident mais là je fais même pas exprès, je vous assure je voudrais que vous sachiez ce que ça fait de voir ses veines et de penser qu’à une chose, se les faire exploser et pas pouvoir prendre le métro sans se dire et si je me jetais dessous ce serait fait, et de pas pouvoir ouvrir la fenêtre sans se dire j’ai qu’à sauter. Je sais pas ce qui me raccroche à la vie, avant je jouais aux boules maintenant j’ai plus goût à rien, je reste au lit toute la journée je sais même pas ce que je fais, je dors pas vraiment mais le temps passe et en même temps il passe pas assez, je comprends rien à ce qui m’arrive en fait. Je sais même pas comment je suis venu ici, parce que la force pour prendre le métro il en faut, et j’en ai pas beaucoup.

Je sais pas ce que j’attends vraiment encore, je suis venu ici même si je vous préviens je crois pas beaucoup à la psychologie et tout ça, ma mère était malade des nerfs toute sa vie personne l’a jamais guérie. C’est ma sœur Colette qui m’a dit de venir et franchement je le fais pour elle et pour ma fille, et mon beau-frère aussi c’est un type super, heureusement qu’ils sont là. J’ai l’impression que vous êtes mon dernier espoir, j’espère que vous allez me parler, je sais pas au juste qu’est-ce qu’ils font les psys mais moi j’aimerais bien que vous me parliez, parce que j’en peux plus de ce silence horrible qui est là tout le temps et qui hurle, finalement. J’ai besoin de savoir si je suis une merde, si ça passera un jour si je redeviendrai comme avant, si je vais arrêter de pleurer comme une fille tout le temps, je me sens nul, est-ce que vous pouvez dire maintenant ce que vous en pensez, si ça va aller mieux, et qu’est-ce que vous pouvez faire pour moi docteur, et surtout qu’est-ce qui m’arrive.

L’interne, se tournant vers le psychiatre – F32.2 ?
Le psychiatre, à l’interne – C’est ça. Tu peux lui augmenter son Tercian.
L’interne et le psychiatre se lèvent et sortent, laissant André seul dans la chambre.