entretiens avec le Dr. C.

[publié dans L’orgueil séditieux d’avoir osé vivre, éditions aubépine, 1988]

[pdf]

 

Le vieux mal-être prolétarien, en se diluant, en se diffusant, s’était-il sublimé ? En tout cas, la vieille neurasthénie bourgeoise, la névrose aristocratique du dix-neuvième siècle est, à ce compte, devenue le lot commun. La solitude angoissée, ce vieux miroir où Huysmans voulut incessamment s’épier, s’étreindre, – s’éteindre, – c’est aujourd’hui l’agacement du spectateur harassé qu’on le dérange, qui craint tout et ne veut rien. Pour Des Esseintes, la couleur orange était celle de l’apaisement : on repeint en orange le monde et son reflet. Il eût aussi souhaité que le médicament remplace l’aliment : que son vœu repose en paix.

Mais l’ennui gagne du terrain, jusque sur l’ennui même.

« Domination réelle du capital », eût dit Marx… Domination réelle, en effet, mais de quoi, au juste ? On ne le savait plus très bien. La mort dominant le vif ? Oui : Léviatham, Ubu – Imperator, M. Panado. Je l’ai fait, moi-même, souvent, – trop souvent, – gros de toutes mes haines, j’ai su gré à cela de tous mes dégoûts. Je lui voyais donner naissance à la monarchie absolue et s’emparer du mouvement qui la renversait, en agir de même avec l’art baroque, – qui symbolise la perfection dans l’inconstance, – faire taire la musique en Angleterre après 1660. Je l’identifiais à ce que je haïssais le plus au monde: le lucre, l’esprit tourné vers le lucre, la cautèle, l’entregent, les conduites machinales, le cynisme et la connivence embués de vertus morales, l’église du Sacré-Cœur me le symbolisaient non sans emphase, mais sans effort ; mais le pire, c’est que je le voyais agir, en tout cela, sans conscience claire de ce qu’il accomplissait.

 

J’en étais là, – brassant ainsi des plaintes et tentant d’en faire jaillir quelque idée, – lorsque j’eus connaissance des observations effectuées par mon ami, le docteur en neuropsychiatrie C…, auprès d’une population du Mali. Ce qu’il désirait avant tout savoir, c’est si les membres de cette communauté étaient, ou non, sujets au vécu dépressif, cette victoire amère de l’angoisse sur le temps, et sur la vie, où, comme il est dit de Timon d’Athènes, « le naturel de l’homme s’est apparié à ses griefs ».

Scrupuleusement attentif à ne rien égratigner chez eux par son intervention, C… n’a pu cependant se défendre d’un « sentiment de malaise » : « J’étais en train d’envahir, avec le pas pesant du médecin, le terrain délicat des émotions humaines, quand j’introduisais, par exemple, le doute implicite que le malheur fût une maladie. » Ce malaise a dû être d’autant plus vif que je crois C… fermement persuadé, lui-même, que le malheur est une maladie.

Une enquête préliminaire avait été menée sur le terrain du langage. Elle n’avait permis d’identifier « aucune catégorie qui puisse désigner l’autonomisation du découragement en vécu dépressif, quoique la culture et la langue dogon apparaissent riches en expressions concernant les états d’âme et les expériences spirituelles ». les Dogon urbanisés, en revanche, connaissent l’abattement, l’irascibilité, le désespoir; ils ont pour les nommer des mots bouleversants, – « le cœur devenu court », « le cœur qui pleure », – qui n’évoquent rien pour les Dogon restés fidèles au mode de vie traditionnel : chez eux, « bien sûr, la tristesse et le découragement existent et sont nommés, mais nous n’avons jamais rencontré leur autonomisation en processus morbide ».

Au cours de ses consultations de médecine générale, C… n’avait pu remarquer, sur soixante-dix-neuf malades provenant du territoire examiné, ni souffrances sans cause apparente, ni phénomènes de somatisation; quant à la « grande folie », la psychose, ses manifestations ont été reconnues ; elles comportent abattement, repli sur soi, sentiment d’impuissance…, qui sont alors symptômes de psychose et non de névrose. Le malheureux se tourne le plus souvent vers les thérapeutes traditionnels, qui pratiquent la divination par les cauris ; leur action rassurante est indiscutablement bénéfique. La fréquence de ces manifestations est inférieure de moitié aux taux les plus bas observés en Europe.

C… mettait en garde contre le danger qu’il y aurait à étendre le résultat de ses observations à tout l’homme « noir » : en termes de distance vécue, le haut-plateau dogon est plus éloigné d’Abidjan que ne l’est celle-ci de Paris. Tropicales ou non, toutes les banlieues sont les mêmes : y frémit, séduisante étymologie, « bannir à des lieues »; et les Africains ont entre eux infiniment plus de différences qu’il ne s’en présente entre les habitants d’une HLM de Colombes et les spectateurs abonnés de la Comédie-Française, dont certains sont Africains.

Le village de Mopti n’a rien d’un paradis terrestre ; s’il n’y a rencontré ni cancer ni névrose, le Dr. C… y a soigné paludisme, dysenteries, affections cardiaques, épilepsie, paralysie. Le budget annuel du Mali représente la moitié de la somme consacrée chaque année en France aux achats de parfumerie. Le spectre des terribles famines semble écarté pour l’heure, mais C… me confiait que le régime alimentaire, exclusivement à base de mil, ne comptait certes pas parmi ses meilleurs souvenirs de l’Afrique. Et si les enfants se passent fort bien de jeux électroniques, d’ours en peluche et de skate-boards, toutes les fillettes doivent subir le rituel atroce de l’excision.

 

La question que posait C…, en définitive, – et qui terminait les conclusions de son enquête épidémiologique, – était la suivante : « La décompensation sur le mode dépressif est-elle une constante de toute société ou y a-t-il des sociétés qui ne l’expérimentent pas ou qui ne l’ont pas expérimentée dans le passé ? » Si la deuxième hypothèse, comme certaines données relatées dans la littérature et comme cette enquête en pays dogon nous le font penser, se révélait exacte, elle amènerait une autre question: « Pourquoi, dans certaines sociétés humaines, cette modalité dépressive n’est-elle pas connue ou n’a-t-elle pas été connue jusqu’à présent ? » Ou, renversant la perspective : « Pourquoi, dans certaines sociétés, la “condition dépressive” a-t-elle fait son apparition et est-elle devenue à présent si fréquente que certains auteurs n’hésitent pas à la définir comme “la plus grande épidémie de notre siècle” ? »

 

Le psychiatre américain Murphy place l’émergence de la dépression, sous sa forme moderne, dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. Il lui attribue plusieurs facteurs: la réforme protestante, les transformations intervenues dans l’éducation, – l’enfant étant désormais distingué du monde des adultes, – une importante mobilité géographique et l’individualisme économique naissant, briseurs de l’appartenance communautaire.

On sait en effet trop peu que l’Angleterre de cette époque est parvenue, sans faire appel au moindre Staline, à devenir un incontestable bagne : les ouvriers de ses premières manufactures furent des vagabonds que les gens de police allaient prendre dans les villes et pourchassaient dans les campagnes. C’est que les marginaux étaient fort nombreux dans cette Angleterre-là : le mouvement des enclosures, en attribuant à des personnes privées les pâturages jusqu’alors détenus en commun par les villageois, privait certains de ceux-ci de leur nourriture. Thomas More avait eu un mot, que la suite allait confirmer au-delà de ses craintes : « Le mouton mange l’homme » ; la paysannerie libre d’Angleterre qui, toute « piétaille » qu’elle fût, n’en avait pas moins, en plus d’une occasion, terrassé sur le champ de bataille la fine fleur de la féodalité française, – c’était désormais le prolétariat.

C’est à ce compte que fut obtenu cet heureux résultat : le pays jadis nommé la merry England serait désormais the workshop of the world ; on bâtirait une City, « royaume de la fiction et du symbole » (Morand) ; « On n’y échange que des signes monétaires. Le thé est à Ceylan, le blé encore sur pied au Canada ; des tonnes de métaux négociés, on n’apercevra jamais un gramme. »

Les joueurs de luth anglais avaient eu des élèves en Europe. Cet Eden insulaire, fleuri de toutes les grâces, devait désormais importer ses musiciens du continent, comme déjà il en faisait venir ses rois, car ceux-ci n’eussent pas renoncé à l’éclat des fêtes royales pour tout l’Empire. Le plus grand musicien anglais d’alors est donc un Allemand.

 

À ce propos il y avait, sur le continent, un musicien qu’on n’appela jamais à la Cour d’Angleterre. Médiocre musicien, du reste, il n’était pas moins l’auteur d’un nouveau système de notation musicale. Son nom était Jean-Jacques Rousseau. Jamais écrivain ne s’était fait une affaire aussi sérieuse de notre bonheur, ainsi que l’annonçait le prospectus de son éditeur en 1787. Comme il ne concevait pas que l’on puisse élever un enfant autrement qu’à l’écart de la société des hommes, il avait abandonné les siens, – du moins à en croire ses Confessions.

Écoutez-le, « l’avocat misérable de Dieu », le fils de l’horloger genevois, écoutez « le vagabond au regard doux et traqué » parler de sa vie à Paris : « Forcé de changer l’ordre de mes affections morales, forcé de donner un prix à des chimères, et d’imposer silence à la nature et à la raison, je flotte de caprice en caprice, et mes goûts étant sans cesse asservis par l’opinion, je ne puis être sûr un seul jour de ce que j’aimerai le lendemain.

Confus, humilié, consterné de sentir se dégrader en moi la nature de l’homme, je reviens le soir, pénétré d’une secrète tristesse, accablé d’un dégoût mortel, et le cœur vide et gonflé comme un ballon rempli d’air. »

Rousseau a vainement recherché un souvenir intact, une joie sans mélange. Le « ici commence », la formule qui scande les Confessions, sert moins à introduire le récit d’un malheur qu’à situer l’époque d’une chute définitive, au point que l’aspiration à un état, originel et idéal, de bonheur et de pureté, – à une transparence du monde, des êtres et des mots, – apparaît étroitement solidaire de ce sentiment de fatalité.

« Tout est fini pour moi sur la terre. Tout ce qui m’est extérieur m’est étranger désormais. Je suis sur la terre comme dans une planète étrange, où je serais tombé de celle que j’habitais. Je ne dois ni ne veux plus m’occuper que de moi. M’abstenir est devenu mon unique devoir, et je le remplis autant qu’il est en moi. »

Voilà ce que sont les Rêveries du promeneur solitaire ; Rousseau met explicitement en relation le « sentiment de la nature », et l’état d’un cœur déçu par la vie, dans lequel seul il peut éclore. Sûrement Pétrarque, autre promeneur solitaire, mais du XIVe siècle, a-t-il pensé de même ; il lui déplaisait également de vivre et de mourir ; mais il disait aussi qu’il se riait de ses larmes.

« Pensais-tu par hasard que j’allais haïr la vie, fuir aux déserts, parce que toutes les fleurs de mes rêves n’ont pas donné leur fruit ? » C’est en vain que le Prométhée de Goethe apostrophe le ciel: la littérature de l’époque napoléonienne, où s’enracine le romantisme, est une morne plaine de stupeur et de vent, hantée de rauques épouvantes. On connaît Benjamin Constant, Adolphe, et son Cahier rouge, mais on ne lit plus guère Senancour, de qui l’homme des hauteurs se demande : « Où me conduira cette contrainte qui m’enchaîne à l’ennui, cette apathie dont je ne puis sortir; cet ordre de choses nul et insipide dont je ne saurais me débarrasser, où tout manque, diffère, s’éloigne; où l’attente est toujours trompée, même celle d’un malheur du moins énergique? » (Oberman) Rabbe se disposa tôt à quitter cette vie, dont il se sentait « passager clandestin », « un surnuméraire comme on quitte une pièce envahie de fumée », disait-il. Sans doute Rabbe était syphilitique ; mais la syphilis est, de toutes les métaphores de la mort en la vie, l’une des plus violentes : et Savinio regrette de ne pouvoir se prononcer sur la thèse qui la ferait naître en Égypte, du coït macabre d’un embaumeur avec une momie pas bien enroulée.

Quant à Bonaparte, « on est frappé de voir que cet homme si positif semble absent quelquefois, moins occupé de ses actes que de l’impression qu’il produit ». (Histoire du XIXe siècle) C’est ce qu’ont noté séparément Michelet, Byron et Tolstoï. En revanche, à ce que dit Tolstoï, la force du peuple réside en ce que, force brute, il ne réfléchit pas à ce qu’il fait, et agit avec la promptitude et la sûreté de l’instinct ; ainsi explique-t-il la victoire de 1813, victoire de moujiks sur des lecteurs de Gabriel Legouvé. Il est superflu d’expliquer en quoi cette affirmation fait de Tolstoï un auteur décadent et névrosé. Elle campe bien néanmoins la bourgeoisie dans la conquête qu’elle a réalisée aux dépens, notamment, de l’instinct qui, comme l’italien dit bien, lui puait.

Quant à Byron, il me plaît de penser que, lui qui sans doute « se haïssait jusqu’à l’écœurement », il ait encore écrit, peut-être : « Qu’est-ce que la force ? Qu’est-ce que le courage ? Simplement ceci, je pense : la volonté de continuer à vivre dans les ténèbres et les destructions, la faculté de continuer à aimer malgré les disparitions et le désespoir. »

Stendhal n’a pas sa place ici. Pour la chasse au bonheur, le spleen et la rouille de la vie ne sont que des somnolences. Rouge la passion d’aimer fait frissonner la forme grimaçante de podestats en habits noirs.

Si nous savions être comme lui, peut-être saurions-nous aussi « jouir de notre reste », bien que ce reste se soit, depuis un siècle et demi, prodigieusement rétréci.

J’ai cru que le corbeau quitterait ma fenêtre, abandonnerait mes veilles, qu’il serait digéré par les grands oiseaux livides d’Arthur G. Pym, et que l’oubli nous séparerait. Il a répondu : Nevermore.

 

« Lasse de vivre, ayant peur de mourir, pareille
Au brick perdu, jouet du flux et du reflux,
Mon âme pour d’affreux naufrages appareille. 
»

Verlaine, Poèmes saturniens

« Désormais tu n’es plus, ô matière vivante!
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux;
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche. 
»

Baudelaire, Spleen

« Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. 
»

Baudelaire, Spleen

Baudelaire a « suivi toutes les phases de ce lamentable automne, regardant la créature humaine, docile à s’aigrir, habile à se frauder, obligeant ses pensées à tricher entre elles, pour mieux souffrir, gâtant d’avance, grâce à l’analyse et à l’observation, toute joie possible. »

Huysmans, À rebours

« La conscience subit donc cette violence venant d’elle-même, violence par laquelle elle se gâte toute satisfaction limitée. Dans le sentiment de cette violence, l’angoisse peut bien reculer devant la vérité, aspirer et tendre à conserver cela même dont la perte menace. Mais cette angoisse ne peut pas s’apaiser: en vain elle veut se fixer dans une inertie sans pensée; la pensée trouble alors l’absence de pensée et son inquiétude dérange cette inertie. »

Hegel, Phénoménologie de l’esprit

« Toutes et tous sentent en moi un être hors nature, un automate galvanisé de convoitises, mais un automate, c’est-à-dire un mort. Je leur fais peur, avec mes yeux de cadavre.
Mes yeux de cadavre, ils ont pourtant pleuré aujourd’hui. 
»

Jean Lorrain, Mr de Phocas

« Nous étions arrivés dans un temps extraordinaire où les romanciers nous avaient montré toutes les faces de la vie humaine et tous les dessous des pensées. On était lassé de bien des sentiments avant de les avoir éprouvés. »

Marcel Schwob, Cœur double. Les portes de l’opium

 

Tout aussi fréquentes, dans leurs manifestations, que la rage suscitée par « l’ignominie mercantile du siècle », l’obsession, et l’apologie du factice sont partout dans À rebours, roman paru en 1884 ; non seulement machines, – locomotives, dont Huysmans feignait de s’étonner que leur beauté plastique ne soit pas, plus souvent que celle des femmes, chantée par l’art et la littérature, – mais jusqu’à l’« illusion de la mer » indéniablement offerte par les bains Vigier, la prédilection pour les fleurs artificielles et le choix, de préférence à un séjour à Londres, d’une atmosphère anglaise de convention.

« Puisque, par le temps qui court, il n’existe pas de substance saine, puisque le vin qu’on boit et la liberté qu’on proclame sont frelatés et dérisoires… » [… « puisqu’il faut enfin une singulière dose de bonne volonté pour croire que les classes dirigeantes sont respectables et les classes domestiquées dignes d’être soulagées ou plaintes, ou encore que des Madones apparaissent aux vachères au fond de grottes… » (Manuscrit original de À rebours)], est-il moins réaliste, conclut Huysmans, de demander aux émanations d’une usine de parfums de me figurer, à Pantin, une Nice d’emprunt, un Menton postiche ?

Et Des Esseintes se remémorait « la syntaxe des odeurs », l’histoire des parfums, si comparable à celle des lettres : le musc et la civette de Saint-Amant et de Théophile, la myrrhe et le benjoin de Bossuet et de saint-Simon, le camphre et le néroli de Gautier et de Nerval. Avec des essences toutes prêtes, il se composait bientôt un pré de lavande, de pois de senteur et d’ambroisie, qu’il fleurit d’amande et de tubéreuse, et peupla d’ayapana et de stéphanotis, – de rires et de corps en joie. Mais le dernier mot de cette symphonie d’exalhaisons revint aux hallucinations olfactives et à l’angoisse qu’elles portaient, dont il avait voulu triompher par ces combinaisons: surmontant tout, intolérable chuchotement des « grâces fatiguées et savantes » du XVIIIe siècle, reparaissait l’invincible frangipane ; et Des Esseintes s’affaissa, « prostré, évanoui, presque mourant ».

Un médecin fut appelé, puis un autre; ce dernier combla d’abord les goûts de Des Esseintes pour l’antithèse et l’artifice en lui faisant administrer, pour remplacer les repas que refusait son estomac délabré, un lavement nourrissant à base de peptone. Peu à peu, le malade se rétablit ; le praticien lui déclara alors que ce n’était là qu’un début, et qu’il n’y avait pas d’espoir s’il continuait cette vie paradoxale, dans cette « Thébaïde » de banlieue ; et ses prescriptions suivantes furent le divertissement, la société, le monde. « Alors c’est la mort ou l’envoi au bagne ! » s’exclama Des Esseintes exaspéré.

 

« Nous l’emportions, souillé de bavures rouges, raidi d’hypnose, les prunelles révulsées, fantoche brisé de l’hystérie. »

Jean Lorrain, Les Noronsoff

Un matin d’été, un visiteur étranger à la voix grêle se présenta chez le Dr. Freud. Il se nomma : « Wladimir Noronsoff », « Jean Floressas Des Esseintes ».

« Je suis de pierre, je suis comme ma propre pierre tombale. »

Kafka, Journal

 

L’État s’incarne davantage encore. « Le capitalisme est un état de l’âme et du monde. » (Kafka) En même temps qu’elles soumettent le monde à leur profit, les conditions bourgeoises de production s’emparent des forces du développement historique. Tandis que le capital (Ford) libère, dans l’ouvrier, le consommateur dont il a besoin, la conscience de classe du prolétariat, devenue représentation autonome, s’investit comme valeur actuelle d’une nouvelle rente différentielle, instaurée par un ordre nouveau. On n’aura pas la naïveté de rechercher une analyse de cette corrélation dans les Œuvres complètes de Lénine, qu’elle a cependant marquées d’une trace profonde.

Il y avait eu une guerre, durant laquelle le commandement estimait qu’une sortie malencontreuse et meurtrière valait du moins comme préparation, même mauvaise, de la suivante. On avait, à la paix, proclamé haut et fort le principe des nationalités, dont on réserva le bénéfice à quatre petites puissances, avec l’espoir ridicule et odieux de limiter à leur portion d’Europe centrale le préjudice d’une guerre future.

De moins en moins de temps séparait une découverte scientifique de sa mise en marche dans l’invention d’un appareil, bientôt (plus vite encore) lui-même d’usage courant. Le libre arbitre que s’était découvert la création romanesque s’étendait peu à peu, puis soudain, de la disposition des lieux et des personnages, à la réalité et à sa mise en place, aux choix de la phrase et du mot. Mais seul un rythme capricant de jazz dissuadait la musique européenne d’accompagner tout voyage au bout de la nuit muette.

« Le système actuellement en usage, celui de la réalité, ressemblait à une mauvaise pièce de théâtre. Ce n’était pas par hasard qu’on parlait du « théâtre du monde », car on retrouve toujours dans la vie les mêmes rôles et les mêmes péripéties. On aime parce que l’amour existe, et selon les formes de l’amour existant. » (Musil)

Le jardin de la famille Laub. Dans un « monde » en crise, qui ne laisse à ses « sujets » en crise d’autre perception intime et immédiate que le voisinage avec la catastrophe, un ouvrier berlinois, chef de famille, se voit accorder vers 1933, en échange de son adhésion au parti nazi, un emploi qualifié et une maison de banlieue nantie d’un jardin dont il deviendra propriétaire au bout de trente ans: traite passée sur le futur, assortie de la plus hypothécaire des créances, de la plus hypothétique des garanties: le Reich qui durera mille ans…, – ou, pour les plus instruits dans l’esprit du siècle, « au moins autant que nous ». « À long terme, nous serons tous morts. » (Keynes)

Au concert des autorités publiques, trompes d’appel et cornets à bouquins somment les artistes d’accourir. Il en est qui ont insuffisamment limé en eux l’instinct du troupeau, – des poètes en qui, pour dix ronds de cotisation, germe une vocation de chien de berger, et en qui le dressage n’atténue pas la recommandable férocité. Pauvre Benn ! Pauvre Éluard ! Pauvre Céline ! Pauvre Nizan ! Pauvre Drieu ! Pauvre Vailland ! Pauvre Papini !

« Notre époque est celle où nous acceptons inconditionnellement l’inacceptable, prouvant par là l’authenticité de notre artificialité. » (Robert Sheckley, La dimension des miracles) À dater de cette époque, le monde est celui d’aujourd’hui. L’observation directe – le travail sur soi, le recours éventuel à la psychanalyse – peut dès lors se substituer à l’exploration de la littérature pour estimer le cours, « comme un heurt indescriptible d’avortements », de cette « angoisse acide et trouble, en ponctuation de gouffres, serrés et pressés comme des punaises » (Artaud). Du reste, et non sans corrélation avec les progrès de la ventouse qu’Artaud sentait posée sur l’âme, le nouveau roman, « plate et triste machine conçue pour aboutir à la destruction totale de la littérature » (Kléber Haedens), a pleinement réussi dans son entreprise, en France et ailleurs, à la conjecturable joie des nombreuses Madame Dutoit que comptent ces contrées; le nouveau roman – et non pas seulement lui, comme on s’en doute, – « a guetté l’homme au coin du bois et, avec ses gestes hâves de bandit abstrait, il l’a dépouillé de tous ses biens. »

L’être ainsi dépouillé se débat cependant pied à pied contre le tour de passe-passe qui voudrait le convertir en un simple trompe-l’œil. Mais comme on le somme de partout d’avouer où il prend cet orgueil, cet orgueil séditieux ; puisqu’il lui faut en rendre compte, il descend en lui-même et va dresser l’état de son reste de biens. Le plongeon en soi lui est alors à la fois un saut périlleux, un travail de sape, et le premier emploi qui s’offre au temps dont il dispose. Suivant les termes qu’Antoine Blondin applique à une situation romanesque tout autre, « l’état de choses a viré à l’état d’âme, l’état d’âme à l’état de siège » (Petite musique d’une nuit).

Il a devant les yeux une perspective horizontale, quadrillée de hoquets, de brouillis ; il craint de la voir se préciser : un point de côté anticipe la course, un étourdissement imagine une chausse-trappe. Il sait pourtant les bruits de la forêt, les caprices du vent, et que les pierres mêmes, le hasard les forme, étranges, à son gré. Mais à peine est-il debout que, déjà, il n’a plus rêvé. C’est que le travail nervosise toute la vie; et le temps de celui qui ne travaille pas n’est pas libre, lui non plus.

À l’inquiétude des modernes, les vertus bourgeoises ont proposé ce bizarre succédané de la béatitude des anciens âges : l’abrutissement qui succède à une journée de travail remplie de pied en cap.

« Le travail est le meilleur moyen d’escamoter la vie. » (Flaubert) Si la revendication du droit au travail peut trouver encore un écho dans cette triste société, celle-ci ne doit cette heureuse fortune qu’à elle-même, incapable qu’elle est – autant que d’épanouir quelque talent – de fournir un emploi au simple dégoût de vivre et au besoin d’argent.

La fameuse analyse pascalienne du « divertissement » vaut d’être connue dans son détail. Pascal attribue l’agitation perpétuelle qu’il observe autour de lui – la hâte et la frénésie d’accumuler des biens qui s’est emparée de son siècle – à ceci que « l’âme ne voit rien qui ne l’afflige quand elle y pense » : « Rien n’est plus insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans occupation. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »

Rendons-en grâce, réplique le Voltaire des Lettres philosophiques, à l’auteur de nos jours, qui a attaché l’ennui à l’inaction comme il a créé le besoin mutuel, ce fondement de tout commerce, ce lien éternel entre les hommes, – pour développer l’espérance, ce bien le plus précieux, « cet instinct qui nous emporte sans cesse vers l’avenir ! »