tropiques de l’hiver

[publié dans L’orgueil séditieux d’avoir osé vivre, éditions aubépine, 1988]

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Le récit une fois fait, dans le Cahier rouge, de la mauvaise tentative de suicide qu’il se prête, où son attitude ne fut pas a la hauteur de son geste, Benjamin Constant conclut avec lassitude : « Ce n’est pas la seule fois dans ma vie qu’après une action d’éclat je me suis soudain ennuyé de la solennité qui aurait été nécessaire pour la soutenir et que, d’ennui, j’ai défait mon propre ouvrage. »

Robotisé, laborieusement recomposé a partir de moments, de sentiments évaporés. Comme, après une catastrophe, un déluge recommencé, d’une vie antérieure dont les survivants auraient le souvenir, la connaissance par ouï-dire, souvent limitée a ses seules obligations, s’interrogeraient sur la parcelle qu’ils en auraient conservée. Et s’évertueraient à créer quelque chose qui ressemble a une vie animée d’ un sens qui ne soit point prothèse. Cependant, tout souffle vital est brisé par le jusant du doute ; cependant, un tel cœur dégage une impression de froid et de répulsion en dépit des meilleures intentions. Chaque journée amène ses défaites dans le corps à « corps » avec le néant. Chaque mot vaut son prix : celui qui mène la tractation ne fait qu’un avec son objet. Le naufrage a déjà eu lieu.

 

J’ai rêvé d’un jeune homme qui voulait mourir. Un peu par une sorte de dandysme, mais aussi parce qu’il vivait dans un monde où l’on maniait l’épée et qui préservait l’anonymat, le moyen qu’il avait choisi était le duel. Souvent donc, il défiait des combattants éprouvés. Un matin qu’il se rendait à l’endroit décidé, les traits défaits mais le plus grand soin apporte à sa mise extérieure, il traversa un vieux cimetière dont il veillait à ce qu’il fût toujours proche du lieu de rendez-vous. Il entendit alors des choses bruire dans la broussaille et les ronces, un ramas auquel son imaginative attribuait des griffes. Elles parlaient, ces choses, elles se disaient : « Vois, cette fois encore, de quelle manière il s’attife… C’est comme s’il savait qu’il ne mourra pas plus aujourd’hui que les autres fois ! »

« La raison d’être contemporaine ? J’ai peur de moi ; donc, j’existe. Époque de cannibalisme silencieux et craintif. L’homme ne vit plus pour se manger, comme autrefois ; il se mange pour vivre. je ne crois pas qu’en aucun siècle le genre humain ait autant souffert qu’aujourd’hui. »

Georges Darien, Le voleur

 

Être, un instant encore,
L’être qui n’est que mensonge,
Jusqu’à demain, naître demain.

 

Pas d’activité poético-subversive qui, « portée à un niveau élevé de température émotionnelle », ne se « trempe » un jour ou l’autre dans les termes, inégalement désespérants, – dont l’un s’apparente plutôt au postulat de la philosophie la plus incourageuse, – de cette lancinante question : est-ce l’« esprit » qui est mensonger et criminel, ou le monde et l’homme qui sont manqués ?

Que l’angoisse soit ainsi la mémoire du vivant, c’est déjà ce que n’a cessé d’implorer, dans sa langue Candide, ciselée et bouleversée, tout un XIXe siècle finissant. Par une certaine désinvolture, les « décadents» n’ont pas échappé à la connotation d’amuseurs un peu canailles, porte-paroles d’une époque qui savait encore tire… et on en passe. J’attends encore qu’une conviction si bien établie résiste à l’examen. Une époque qui sait, depuis les vingt tableaux que fit Monet de la cathédrale de Rouen à différentes heures du jour, que toute apparence est mutation, portera assurément, en fin de course, à un Malévitch.

Trouble et profonde floraison ! Elle vient là où finit l’aventure rimbaldienne (quand « les souvenirs immondes s’effacent») et s’arrête quand Kafka arpente les banlieues du Château, cette métaphore du mouvement du capital, d’autant plus saisissante que ne lui tenait lieu de force et d’intuition que « ce poids général de l’angoisse, de la faiblesse, du mépris de soi-même ».

Sa poésie est celle, hâtive et parfois cynique, du pressentiment : elle s’opère lors de la subtile implantation, dans l’ici et maintenant, d’une colonie du royaume de la mort ; d’une gelée abattue, hors saison, sur toute la terre.

Parler d’amour est une légèreté qu’on s’y permet, mais qui entraîne loin. La-bas, le tremplin qui fait « bondir hors du monde, sortir de son être, s’évader de son cloaque, atteindre les régions où l’âme chavire, ravie, en ses abîmes», il arrive qu’il se casse. L’amour est souvent, dans un monde de dépossession, comble de la dépossession autant que seule échappatoire ; sinon, dans un paroxysme de précision obscène et hallucinée, « une brûlure spasmodique, dans un pansement de glace». Un tableau de Munch montre l’extrême accablement d’un homme, et l’apparente compassion d’une femme. Mais son baiser posé sur la nuque, la façon dont elle l’enserre, et les longs cheveux dont elle noie Ie visage de l’homme, tout cela fit que Przybyszewski, quand il vit le tableau, détermina Munch a l’appeler «le vampire», et le nom lui resta.

Cependant, vivre au milieu de ce qu’on a si âprement dénoncé suppose qu’on s’en accommode quelque peu – est-ce que cela ne va pas, à y repenser, sans de l’abjection ? À quarante ou cinquante ans de là, un Cioran qui parle, quand on lui rétorque l’humain, de marionnette disloquée dont les yeux sont tombés en dedans, et ne trouve pas, pour qualifier l’état d’esprit contemporain, de raccourci plus adéquat que l’obsession du suicide, « propre à celui qui ne peut ni vivre ni mourir», suscite une méfiance que ne dissipe pas la véracité de ses dires. La phrase se trouve, à peu de mots près, déjà dans « Au bord de l’eau ». Mais, pour que cette pudique prose chinoise enfante une telle phrase, il a fallu l’horreur médiévale des bagnes, dont le rappel, si on l’applique à notre temps, suffit à la frapper d’indignité.

Le dégoût de soi-même a été terriblement voisin du thème de la trahison, qui porte à une aussi pressante nausée que le pire mélodrame. Au moins ne l’est-il plus autant ; on a du mal, maintenant, à voir que certaines choses furent vraies. Dans la meute, indistincte, est apparu le moi, qui vit Contrefait, plutôt que de ne pas ressembler au portrait qu’il croit d’abord avoir tracé de lui. Mais ce vide de honte en soi-même… Lui qui pressentit le temps des assassins, sans doute est-il resté le grand innommable.

Assailli, dénombré par un nom, cerné, défiguré par mes traits ; un cri, une envie pantelante, puis rester les bras ballants : parmi ces effigies. En être une fois de plus réduit à cette mesure de moi-même, par souci… de moi-même. Et devoir feindre pour continuer à vivre. « Hélas ! C’est à présent que l’erreur devient mensonge, et le mensonge nécessité de la vie ! »

D’autres temps, qu’aucune décadence parfois n’estropie, portent cette marque ; ils s’apparaissent si vides de tout substantiel autre qu’elle leur semble une marque d’infamie.

Parfois, ce qu’on appelle de grands événements historiques s’en détachent nettement; plus souvent, l’écolier diligent pour qui un siècle est l’affaire d’un mois, peut-être deux, saute à pieds joints sur les trente ou cinquante ans qu’ils durent, – ce que vit un pauvre bougre, pas davantage, avec une impression d’éternité. Mais ils peuvent défier le temps, comme on dit. Il s’en faut d’un siècle et demi que 1’humour désobligeant d’un Tertullien soit contemporain de St-Jérôme condamnant 1’«acédie» du moine qui attend que ça se passe. « Tout est ennuyeux», dit l’Ecclésiaste; « tout se vaut», songe souvent l’être d’aujourd’hui : quel progrès !

 

Il était écrit sur le tombeau de Cyrus : «je suis Cyrus qui conquis l’empire de l’Asie. Homme, qui que tu sois, d’où que tu viennes, ne m’envie pas ce peu de terre qui couvre ma pauvre cendre.»

Le règne de Napoléon 1er, jusqu’à ses premières défaites, est un triomphe de l’ennui. « Le vide et le néant, ce nouveau roi du monde », suscitent chez B. Constant Adolphe – mais aussi le René de Chateaubriand.

Stendhal s’est colleté avec le néant. Barbey – apparemment lu de Lacan – note que, le bonheur n’ayant pas d’histoire, on ne saurait le peindre non plus. Pensée accueillante et tranquille, l’introspection est sans cesse plus maîtresse, exigeante et volage. Il est vrai qu’un certain ordre économique, qui n’est ordre d’or qu’en puissance exposée, grandit voracement, débitant temps et puissance, et poursuivant assidûment, par de tout autres voies, sa propre extinction à travers celle du vivant. Plus désormais d’étude de mœurs où ne foisonne un banqueroutier ahuri, qui a toujours chargé l’avenir des intérêts d’un actuel usuraire. Ce n’est pas le bonheur qu’il poursuit, mais lui-même. Il a démembré les trésors du temps, le temps le démembre lui-même à son tour.

C’est aussi cette chose italienne où a passé Shakespeare, goûtée encore des romantiques de la première heure et des décadents de la toute dernière ; dans l’Italie de la fin du XVIe siècle, qui a perdu sa liberté, qui promet le bûcher à Giordano Bruno, les Grands, à la frayeur du peuple, – le roi est un monstre, qu’il faut étouffer, clamera Saint-Just –, entretiennent des bêtes sauvages « prises chez les Maures, les Turcs ou les Nègres » – un cardinal des Médicis eut même une ménagerie d’hommes de mêmes provenances. Vicino Orsini, qui a compris la domination pour l’avoir exercée, et s’en être ensuite éloigné, rassemble à Bomarzo, illustrations de la gnose alchimique, changements complets de perspective, métaphores violentes du pouvoir, et admet en son parc des Monstres une Bouche d’ombre dans laquelle est une table taillée dans la même pierre, longue autant qu’un corps allongé.

– Toute pensée s’envole, dit la Bouche d’ombre, répétant l’immémoriale sentence.

– Que de convives se sont pressés autour de moi, paraît dire la table.

Le destin, tout à la fois, est inexorable, et n’est pas inexorable. Les petits hussards stendhaliens de 1830 ont mis tout leur cœur à Yappui de la deuxième proposition. Puis, ils ont fait connaissance avec la première. En Chine, les huit immortels dans le vin, aussi. « Antoine et Cléopâtre firent entre eux une bande qu’ils appelèrent Amimetobion, c’est-à-dire la vie non pareille et qu’autres ne sauraient imiter, se festoyant l’un l’autre par tour. Puis, après qu’à Actium, Marc-Antoine se fut désintéressé du sort de la bataille, ils abolirent cette première bande…, mais ils en remirent sur une autre, qu’ils appelèrent Synapothanouménon, c’est-à-dire la bande de ceux qui vont mourir ensemble, laquelle en somptuosité, dépense et délices, ne le cédait de rien à la première ».

Dans la salle, au musée d’Athènes, consacrée à la dernière période hellénistique, ce sont des masques de grotesques, hideusement bouffons ; des faces de sarcasme et de désolation ; le groupe badin, exquis, dont le marbre tremblant respire, baroque, la porcelaine, d’Aphrodite menaçant Pan de sa sandale. « L’angoisse et la misère accompagnent l’existence comme la rouille le fer », se lamente plus tard le gnostique Basilide, qui met en cause « notre improvisation téméraire ou coupable, par une divinité déficiente, avec un matériel ingrat». Ce doit être avec effarement que le chrétien d’aujourd’hui recueille, affaibli, l’écho de cet esprit du temps chez des théologiens qu’il s’imaginait à l’abri, « au centre du cyclone ». Mais la théologie marchait à reculons, dès lors que la plus grande gloire de Dieu était « qu’il fût absous du monde ».

Le temps cyclique fit la lassitude et la mélancolie de Marc-Auréle, comme du juif anonyme qui écrivit l’Ecclésiaste. Le temps linéaire désespéra peut-être Debord, dont la nostalgie ne lui permet d’envisager qu’un seul espoir : si le temps a parfois semblé cyclique, c’est qu’il peut l’être effectivement.

Un grand conflit oppose désormais désir et utopie. L’utopie a pris la place du mythe, dans les sociétés qui étaient fondées sur lui ; les temps de troubles découlent, dans l’imagerie du spectacle, d’une absolue linéarité : ils sont la critique d’une société, et le programme d’une autre. Mais qui les vit, sent, je crois, surtout, le temps tourner, et revenir. Une révolution édicta un calendrier, afin que l’homme devint la vraie mesure du temps, une autre le reprit.

Ils sont ceux, encore plus, où un pacte fait avec la mort a rendu simples les grandes choses, et tous les dangers indifférents ; où l’on peut dire, comme dans « Nova » : « Il y a un fleuve tumultueux qui coule devant nous ; mais il n’y a qu’un seul endroit où l’on peut y boire ; il se nomme : maintenant. »

Mais l’eau qui coule, a rempli de boue les crevasses laissées par le séisme.

Vers 1880, cependant, un siècle de barbarie commence, et tout ce qui a à charge de l’abolir sera à son service : laissons les « nouveaux philosophes », déjà bien décatis, et leurs confrères en auto-macérations, à leurs intempestifs remords, et rendons au spectacle ce qui est au cœur de son processus de domination – l’autonomisation, après la défaite de Ia Commune, de la représentation ouvrière, et son progressif assujettissement à l’ordre des choses existant. Mais il importe ici de lever toute équivoque : les couleurs d’automne, les ors barbares dont retentissent alors la littérature et l’art, qu’épouvante souvent la torche de « l’émeutier mal nourri et trop désaltéré », ne recommencent la Commune de Paris que dans la langue française, même si l’éditeur Hetzel en fit grief à Huysmans. Ils sont faits de métaphores sommaires : le désert qui s’étend, le monstre froid qui a son être et sa subjectivité propres, et qui lamine ; la présence active de la mort.

Le capital joue aux dés l’existence subjective ; la marchandise et le crédit introduisent l’anticipation : l’objet « futur » du désir est là, dans le présent du désir. L’homme se contemple, contempteur, comme capital constant, travail passé. « C’est en ce temps que nul aujourd’hui ne peut plus connaître, car rien ne peut être détruit comme ce temps, c’est en ce temps qu’il a échoué, alors qu’il sentait constamment son fond comme on prend conscience d’une tumeur… qui, maintenant, est tout ce que nous possédions en propre depuis notre naissance » (F.-K., 1910).

La psychanalyse fait irruption au milieu d’un triomphe de l’introspection, mais non comme un trait de lumière jaillissant après divers tâtonnements littéraires, éblouissant quelques porteurs de torches. Comme l’aurait pu augurer Nietzsche, elle ne pouvait la guérir, mais seulement en banaliser les chemins. À l’homme à travers qui passe l’introspection, une logique aux abois laisse encore des traînées sanglantes. Dans l’analyse du cas Schreber, Freud, cependant, qui constate le rôle fondamental de la libido homosexuelle refoulée dans la paranoïa, nous montre- chacune de ses attitudes venant s’inscrire en faux contre l’un ou l’autre des trois termes de la phrase « je l’aime ». Et, alors que ses précédents exemples étaient pris dans la morne vie de son temps, Freud, dans un beau renversement de perspective, cite alors, venue de la vie dont chaque épisode se déroule comme un drame, de la vie où il ne reste plus de place pour la vie quotidienne, la phrase du mystique afghan Rumi : « La où s’éveille l’amour, meurt, sombre despote, le Moi. »

Cette époque n’est pas celle d’une théâtrale exaspération des sens ; ou pas comme on croit : elle est celle où l’idéal

veut s’imposer en dépit des gémissements du réel ; où la vie crie et, là d’où on l’avait bannie, revient comme la vie traîtresse, l’imaginaire sanglant. Le nihilisme est le destin qu’impitoyablement elle inflige à ce qui se fait sans elle. Elle rend la vie si dure à cette «vie» que, pour beaucoup, celle-ci est à charge.

« Marx et Freud et le situationnisme : envolés, rien ne doit plus oppresser quiconque si ce n’est le poids du monde» : Loin du luxe que suppose une décadence prodigue, loin de l’intelligence qui « renonce avec un sourire, ou avec un soupir», nous qui peut-être savons pourtant, mieux que Maupassant lui-même, de quoi son Horla était fait, nous sommes voisins de ce temps, au sens aussi où Kafka était, dit-il, infiniment près du sien. En sommes-nous sortis ?

L’espoir, à la merci d’Auschwitz, sera sans merci pour Auschwitz, qu’il ravale au rang des hypothèses, auquel il prétend pour le bonheur dont il se sent porteur.

Paysage après la bataille, film d’Andrzej Wajda, ne comble que les espoirs que fait naître son titre. Il ne dit pas seulement comment les libérateurs n’eurent de cesse qu’ils n’eussent remis derrière des barbelés les survivants des camps de la mort. À la question, que pose Adorno, « peut-on encore, après Auschwitz, écrire des poèmes », il répond, admirablement, non, même les plus amers ou les plus incohérents. Ou alors, c’est de hurler à la mort, dans une niche au-dessous de la morte, qui est un poème. Ou c’est le film. Ainsi qu’Adorno d’ailleurs, il ne tranche pas.

Fumisterie, suggéra, comme je sortais du cinéma, 1’enseigne d’un magasin oublie. Qui sait jamais…

Si aujourd’hui l’oubli est la passion dominante, c’est le dominant qui vient massivement l’administrer, et c’est surtout aussi au sens d’un aiguillon et d’un tourment : ce temps n’a de ton que ce taon.

Ce n`est pas une vie. Il n’y a de vie que le poids de son manque. Faute même de pouvoir mimer la vie, une homéopathie d’apprentis-sorciers adjoint, à un corps absurde, des prothèses qui n’amélioreront rien, mais dont le manque se fera vivement sentir.

Machine toujours, malheur toujours. Dans des livres, des journaux, on en vient de plus en plus à parler d’une « critique de la robotisation ». Mais celle-ci s’effectue toujours au nom d’une robotique qui serait la bonne : douce, artisanale, ou fonctionnellement programmée. Cette critique de la robotique sauvage laisse augurer du pire. Peut-être pour s’éviter de penser le pire : que tout continue. Au pire, s’exerce là encore, au débours du vivant, une sorte d’attrait de la nouveauté. Qu’importe en effet qu’un ressort vital en moi soit brisé si, l’énonçant, je suis déjà transformé en une horrible mécanique ?

Notre temps sait, incorrigiblement, ce qu’il est. Mieux, il présente maintenant cette nouveauté, qu’il ne l’est souvent que pour l’avoir voulu tourner en dérision.

Le sentiment de l’absurde, cher aux cuistres universitaires, me paraissant ajouter à l’absurde, j’inventai l’autre mot d’« absurbe », plus propre à évoquer à ma grande jeunesse l’inutilité théâtrale de tout, à faire surgir l’image d’impotents dansant macabrement dans un cirque sans spectateurs.

Des sonnets pathétiques et crépusculaires, il faut passer à une ferme intention de dénoncer publiquement et rationnellement l’acceptation bestiale de la vie ; ne plus voir sa souffrance réfléchie dans le monde mais, en soi-même, sentir penser le monde. Mais s’ensuit nécessairement quelque chose d’une déperdition, d’une sensation d’accéder à une contrée semée de pièges. Nombreux sont ceux qui n’échappent pas au premier qui s’ouvre sous leurs pas, tels les dix conteurs borgnes des Mille et une Nuits, qui tous font le récit d’expéditions terribles au pays où la perte d’un œil est le châtiment qui infailliblement attend celui qui défaille. Mais leur unique lumière me va mieux que le double regard de ceux en société desquels on se sent comme auprès d’enfants qui poursuivent les êtres informes à coups de pierres.

Ceux qui se lancent… pour mieux se fuir ! ont la vue plus basse que tu ne peux croire, ami. « Ils étaient toujours ensemble lorsqu’ils abordèrent la catastrophe. Un tel commerce est capable d’élever des palais au sein du désert d’un monde voué au travail.» (Ernst Jünger).

Comme en 1914, chacun croit fermement que les moyens de destruction modernes interdisent qu’une guerre éclate, ou qu’elle dure plus de deux jours. Avec quelques difficultés et l’excuse de moyens rudimentaires, l’Angsoc a régné avant 1984, au Cambodge, sous le nom d’Angkar. Ici l’on fume des cigarettes qui galvanisent le spectateur avide, dénicotinisées à travers des procédés chimiques scabreux. Acheter les gens pour ce qu’ils sont et les revendre le prix qu’ils se croient, est, malgré TOUT, resté une bonne affaire. La valeur et le spectacle continuent. L’Isère et la misère aussi, tout près.

Adorno, qui dans ses Minima moralia ne trouve guère, pour s’opposer à la déshumanisation, que cela même qu’elle semble devoir susciter chez l’être de qualité, le repli dans les bonnes manières et l’exercice d’une ineffable lucidité, me paraît cependant, lorsqu’il voit dans la fin de l’idéal humaniste, le point où « l’individu en tant qu’individu, que spécimen de l’espèce humaine, a perdu l’autonomie grâce à laquelle il pourrait réaliser le genre humain», permettre à l’individu dont il s’agit d’employer ce qu’il reste de force à renverser sa proposition.

On peut juger la foi dans l’espèce humaine aussi pernicieuse qu’un certain hégélianisme cénaculaire, voire que l’élite de la souffrance que, laïquement, envisagea Jünger. On peut juger simplement inélégant le « Méprise tout, car tout est conscient de sa condition méprisable », bien que vivre en se demandant si l’on n’est pas, soi-même, un peu tombé dans la barbarie ne soit pas très glorieux, et que se poser la question ne soit qu’une marque négative de civilisation.

À celui qui a été malheureux dans ses entreprises, il n’est pas toujours assez de présenter un miroir. En est-il de moi ou du siècle, rien d’aussi malaisé à dire.

Quoi qu’il en soit, le secourable Persan a répondu : « Même si tout tombait dans le néant, du poisson jusqu’à la lune, on trouverait encore au fond d’un puits la patte d’une fourmi boiteuse (et tout recommencerait). » Ou cet autre : « La mort a vendu sa gloire pour une chanson. »

Plus que jamais, la bêtise serait de vouloir conclure. « L’être qu’on est », s’il est, n’est pas legs, mais objet de conquête. Il faut créer l’air, le sol qui manquent. Dans l’affirmation de la qualité, dans la singularité qui est négation, et qui est sujet : là est la vie qui vaut d’être conquise ou défendue.

Tel, qui pour s’oublier lui-même, ne savoir plus « s’il existe, ni comment il a nom, ni où il va, ni d’où il vient », défait la Douloureuse Garde : à la merci du néant et de l’insignifiant, il pleure à la dérobée. Mais il n’est si douce prison qui ne lui fera tenir à honteuse rançon de dire qui il est, ses desseins, quelle dame en est aimée. Et il partira, obscur enfin comme la nuit.

 

 

[paru en 1981 dans l’unique numéro de la revue Nexyalis, « organe de l’Internationale nexialiste », « une non-organisation de non-membres, c’est non seulement intellectuellement séduisant, non seulement difficile à réaliser, mais encore le seul défi organisationnel que cela vaille la peine de relever, et que notre époque nous offre. En fait, elle nous l’impose. […]
L’IN interdit la simple appartenance, et il ne saurait y avoir de nexialiste qu’au sens large. […] L’humour est cette incorrection de l’espoir. »]